Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques jours pendant lesquels on prolongerait les incertitudes de l’ennemi. Malheureusement c’est ici que les déceptions se succédaient. Le secret ! il était vraiment bien gardé ! il courait partout. Les journaux ébruitaient le mouvement avant qu’il fût commencé. Dans toute la Franche-Comté, dans toute la Bourgogne, on ne parlait que de la grande expédition qui allait délivrer Belfort. Autour du gouvernement, on ne gardait aucune discrétion, tout était livré aux commérages. Le chef d’état-major de Garibaldi restait lui-même un jour scandalisé de s’entendre interpeller sur le seuil du ministère, à Bordeaux, par un des familiers de la maison, membre d’un « comité scientifique de la guerre, » qui lui disait tout haut devant cinquante personnes inconnues : « Eh bien ! vous allez dans l’est, on va jouer la grande partie ! » Un bruyant voyage de M. Gambetta à Lyon en ce moment achevait de donner l’éveil. Si les Allemands s’étaient mépris, ils auraient été bien simples. Dès le 25 décembre, l’état-major de Versailles recevait l’avis que les troupes françaises, réunies autour de Nevers et de Bourges, venaient d’être expédiées par chemin de fer vers Chalon-sur-Saône. Le général de Werder, de son côté, savait au même instant que depuis quelques jours les transports militaires se succédaient sur la ligne de Lyon à Besançon, que « quelque chose d’extraordinaire se préparait. »

Restait la rapidité des mouvemens, qui jusqu’à un certain point aurait pu compenser les inconvéniens de ces divulgations étourdies en accélérant l’entrée en campagne. La rapidité manquait comme tout le reste, plus que tout le reste. Je sais bien que, par une fatalité de plus dans cette accumulation d’imprévoyances qui avait signalé le commencement de la guerre, l’organisation des chemins de fer français, dans leur application aux services militaires, était d’une désolante infériorité vis-à-vis de l’organisation allemande. Ici cependant, les hommes du cabinet de Bordeaux se trouvaient dans leur sphère. M. de Freycinet était un ingénieur connaissant son métier ; M. de Serre, ce jeune Polonais qui allait jouer je ne sais quel personnage dans l’est, était, lui aussi, ingénieur, et venait de quitter les chemins de fer autrichiens. C’était le cas, pour des hommes d’administration et d’expérience technique, de déployer leur activité là où ils pouvaient rendre de vrais services. Ils n’avaient qu’à s’emparer, à se servir de ce puissant instrument des chemins de fer, et ils auraient travaillé ainsi d’une façon bien plus efficace au succès de la campagne en assurant les mouvemens et les approvisionnemens de l’armée. Non, c’était trop médiocre, à ce qu’il paraît ; on avait la fureur de se mêler de stratégie lorsqu’on n’en savait pas le premier mot, et là où on aurait pu avoir quelque compétence, on ne faisait pas ce qu’on aurait pu faire. On multipliait les ordres sans doute ; mais ces ordres étaient mal compris,