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de la terre ; mais tout est sujet au changement en ce monde, et il eût été par trop singulier que les Turcs eussent le privilège d’arrêter la roue de la fortune parce qu’il leur plaisait de demeurer eux-mêmes immobiles. Leurs armées avaient naguère recruté leur meilleure infanterie au sein des populations conquises. Le sultan prélevait dans chaque famille chrétienne l’enfant le plus robuste et le mieux constitué pour le consacrer à la gloire du prophète. Ce funeste tribut, déjà tombé en désuétude, fut formellement aboli vers l’époque où les Vénitiens envahirent la Morée. Les janissaires étaient devenus insensiblement une milice bourgeoise ; ils voulurent devenir une caste héréditaire, et revendiquèrent pour leurs propres enfans la solde et les prérogatives réservées par les premiers sultans aux rejetons des nations infidèles. Les prétentions d’un corps qui ne devait pas être moins redoutable à ses maîtres qu’à l’ennemi étranger furent imprudemment accueillies, et le déclin militaire de l’empire suivit de près la mesure par laquelle Amurat IV fit droit à cette impolitique demande. Funeste à l’armée turque, dont la sève cessa ainsi de se renouveler, l’abolition du tribut imposé aux chrétiens depuis le règne d’Orkhan fut pour la race conquise un inestimable bienfait ; elle lui rendit toute sa fécondité. A dater de ce moment, on put prévoir le jour où la polygamie et un état de guerre presque constant laisseraient les Turcs en minorité dans la plupart des fiefs que, sous le nom de sandjaks et de timars, ils s’étaient constitués en Europe.

Heureusement pour les Osmanlis, jusqu’aux premières années du XVIIIe siècle les passions religieuses n’avaient point pris parti contre leur puissance. Le patriarche de Constantinople et le haut clergé soutenaient de tout leur crédit l’autorité chancelante du sultan. En la laissant ébranler davantage, ils auraient craint de seconder les projets de quelque puissance catholique. Les Vénitiens les ont même accusés d’avoir favorisé par leurs menées secrètes les rapides succès d’Ali Kumurgi, qui en 1715 n’employa que trois mois pour reconquérir la Morée. Cependant le ciel ne devait pas tarder à susciter aux successeurs d’Othman un ennemi cent fois plus dangereux que l’empereur d’Autriche ou la république de Venise, car cet ennemi était à la fois un réformateur hardi, un soldat ambitieux et un fervent champion de la foi orthodoxe. Vrai ou apocryphe, le testament de Pierre le Grand n’en est pas moins demeuré l’évangile politique de tous les hommes d’état moscovites, et ce testament comprenait dans ses moyens d’action les plus puissans l’agitation religieuse de la Grèce. Cette agitation, habilement entretenue par de nombreux agens, produisit à vingt ans d’intervalle deux soulèvemens qui furent cruellement comprimés. Sacrifiés en 1774 aux exigences de la paix générale, les Grecs furent une seconde fois