Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/851

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de renouer les traditions qui l’avaient fait autrefois fleurir. Malheureusement notre absence avait été mise à profit, et, sur les marchés où jadis nous commandions en maîtres, nous trouvions à peine une place qui ne fût déjà occupée par nos rivaux. La navigation que nous faisions dans le Levant, avant la guerre qui nous avait fermé l’accès de toutes les mers du globe, se divisait en deux branches : la navigation directe entre Marseille et les diverses échelles, la navigation de cabotage connue sous le nom de caravane. La première occupait annuellement cent quatre-vingts navires montés par 2 ou 3,000 marins et portant à peu près 25,000 tonneaux ; la seconde employait cent cinquante bâtimens d’un échantillon inférieur. Ces derniers armemens appartenaient aux divers ports de la côte de Provence compris entre Agde et Antibes. Ils allaient, laissés complètement à la discrétion de leurs capitaines, chercher fortune dans les états soumis aux lois du grand-seigneur. Leur absence durait dix-huit mois ou deux ans. Transportant d’une échelle à l’autre des marchandises et des passagers, ils couvraient de leur pavillon tout ce qui sous le pavillon turc eût été exposé aux attaques des galères de Malte. Leur campagne terminée, ils rapportaient à Marseille une cargaison qu’avaient généralement payée les profits de la caravane. Nous tirions ainsi chaque année près de 2 millions de francs de l’étranger, et nous donnions de l’emploi à plus de 1,500 matelots.

Cette navigation si avantageuse avait entièrement cessé pour nous. La suppression de l’ordre de Malte avait rendu la sécurité au pavillon turc. Pendant la guerre qui tenait nos bâtimens de commerce renfermés dans nos ports, les navires grecs parcouraient la Méditerranée sans crainte, abrités sous les couleurs respectées du sultan, ou profitaient de la faculté que leur avait ouverte en 1774 le traité de Kaïnardji d’emprunter le pavillon russe pour se rendre aux bouches du Danube et pour pénétrer jusqu’au fond de la mer d’Azof. A la faveur de ce double privilège, les Grecs étaient certains de pouvoir toujours naviguer sous un pavillon neutre. Tout au plus avaient-ils à redouter les assauts de quelque pirate barbaresque ; mais leurs équipages étaient nombreux, leurs navires bien armés et réputés pour leur marche supérieure. Ils n’étaient pas seulement en état de faire de rapides traversées, ils pouvaient de plus affronter en chemin les mauvaises rencontres. C’est ainsi que, favorisés par les luttes intestines de l’Europe, les sujets chrétiens de la Porte s’assurèrent en quelques années le riche monopole du transport des grains de l’Égypte et de la Mer-Noire. Le commerce des épices avait donné aux provinces unies des Pays-Bas une flotte marchande qui se convertit rapidement en escadres de guerre ; le roulage de l’Ar-