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de 200 hommes. Un ultimatum fut adressé à M. Brest. Trois chefs l’avaient signé, Catramatto, Francopolo et Loyo. Si dans trois quarts d’heure l’agent français n’avait pas payé la somme de 40,000 piastres, s’il n’avait pas relâché les dix-sept hommes qu’il avait pris quelques mois auparavant, il devait s’attendre à être haché en morceaux. Sa femme et ses enfans auraient le même sort ; ceux qui lui écrivaient boiraient son sang. L’eût-il voulu, M. Brest n’était plus en mesure de satisfaire les forbans. Les prisonniers que ces bandits réclamaient, il les avait livrés à M. de Mackau, le jeune et brillant capitaine du brick l’Alacrity. Celui-ci les avait transportés à Smyrne et remis au musselin. Le musselin les avait envoyés à Boudroun, l’ancienne Halicarnasse, où les chevaliers de Rhodes avaient eu jadis leurs chantiers et où le grand-seigneur faisait en ce moment construire une frégate. Il n’y avait donc plus qu’un parti à prendre, attendre les scélérats de pied ferme. C’est ce que fit de nouveau M. Brest ; mais le sort cette fois ne lui fut pas favorable. Il fallut battre en retraite et s’aller enfermer dans les maisons pour y soutenir un véritable siège. Suivi de sept hommes, M. Brest avait pris position sur la terrasse de la demeure consulaire, et y avait arboré le pavillon du roi. Après trois heures de combat, on lui proposa de capituler. Il aurait la vie sauve, mais on exigeait qu’il livrât sa femme et ses enfans. On devine aisément quelle fut sa réponse. Il reprit avec plus d’énergie la fusillade. Les brigands parvinrent enfin à enfoncer une porte de la maison et à mettre le feu au plancher. M. Brest n’eut que le temps de s’échapper avec trois Grecs, seuls survivans de sa petite troupe. Il saisit la drisse du pavillon, et se laissa glisser le long d’un mur qui donnait sur la campagne.

Pendant ce temps, sa femme, épuisée de fatigue, en proie à toutes les tortures de la faim et de la soif, errait dans les montagnes. Elle avait fui, emportant dans ses bras deux enfans en bas âge ; elle nourrissait le plus jeune. Bien que l’autre fût sevré depuis longtemps, elle lui donna également le sein, et durant quarante-huit heures le lait maternel fut le seul aliment qui soutint ces deux frêles existences. Vaincue par d’intolérables tourmens, cédant à la soif, plus forte que sa terreur, Mme Brest osa enfin se rapprocher du village. Le chasseur du désert s’embusque près de la source où il sait que viendront boire les bêtes fauves. Les forbans attendaient la fugitive dans le voisinage du seul puits qui existât sur cette partie de l’île. Ils se montrèrent dès qu’ils l’aperçurent, la saisirent et l’entraînèrent avec ses deux enfans sur le bord de la mer. Là, ils lui firent subir les plus odieux traitemens. Les uns lui versaient de l’huile bouillante sur la poitrine, pour lui faire avouer où était caché son mari ; d’autres la menaçaient de couper en deux ses enfans, si