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constant respect. Il n’a pas dit un mot de cette aventure dans ses écrits, pas plus que des scènes de Kustrin, et n’a parlé de son père dans ses Mémoires de Brandebourg qu’avec une révérence affectée. Ces événemens ont toutefois exercé une funeste influence sur l’esprit et le cœur de Frédéric, d’autant plus qu’il n’était pas le premier exemple et la première victime de traitemens pareils dans sa famille[1]. Tel est le secret de ce sarcasme amer qui est toujours sur les lèvres de Frédéric à propos des lois morales. On a regret de le dire d’un si grand esprit, mais il était à cet égard tout perverti. Il ne croyait à rien, et se faisait un jeu des sentimens les plus respectés. Il dit en un endroit : « Dans ma première guerre avec la reine, j’abandonnai les Français à Prague, parce que je gagnais la Silésie au marché. Quand je les aurais conduits à Vienne, ils ne m’en auraient jamais donné autant. » Et il ajoute : « Quand la Prusse aura fait sa fortune, elle pourra se donner un air de bonne foi et de constance qui ne convient tout au plus qu’aux grands états[2]. » C’est lui qui a osé tracer à son successeur cette règle de conduite : « sachez pour toujours qu’en fait de royaume, on prend quand on peut, et qu’on n’a jamais tort quand on n’est pas obligé de rendre. » Ses livres sont remplis de ces maximes cyniques ; après avoir écrit l’Anti-Machiavel pour le vulgaire, il a écrit les Matinées royales ou l’art de régner pour les intimes.

Il est juste d’ajouter que l’Europe de son temps lui offrait peu de chose à respecter. L’Allemagne en particulier, qui nous traite aujourd’hui de nation putréfiée, l’Allemagne, qui avait envoyé à la France Isabeau de Bavière, fléchi le genou devant Barbe de Gilly et placé sur le trône de Russie Catherine d’Anhalt, l’Allemagne avait alors la cour de Dresde, dont les inénarrables déportemens nous ont été naïvement rapportés par la margrave de Bareith, Dans plusieurs autres petites cours du pays, les désordres de la régence d’Orléans étaient en grand honneur, avec cette différence qu’en France régnait le libertinage léger et délicat, tandis qu’en Allemagne régnait le libertinage lourd et grossier. Jamais Potsdam ne donna de pareils exemples, on doit le dire ; mais le spectacle de cette corruption universelle n’en contribua pas moins à inspirer le mépris de l’humanité à Frédéric II, dont l’imagination vive se complut quelquefois à des tableaux fort déplacés. À ces divers points de vue, la lecture des œuvres de Frédéric II, dont se nourrit la classe éclairée de la population prussienne, est pervertissante et fatale. De là ces mœurs polies à l’extérieur, qui cachent au fond la démoralisation

  1. Voyez les Mémoires de Brandebourg, p. 165, au sujet du fils du grand-électeur.
  2. Voyez Rousset, Correspondance de Noailles, t. Ier, p. XI et XXI.