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par un sentiment honnête, et il faudrait le plaindre, le peuple dont la fibre morale serait assez émoussée pour supporter, sans la plus énergique protestation, d’être administré par des hommes exposés à des poursuites judiciaires ; mais un peuple libre a des moyens de manifester son indignation plus dignes que des attroupemens et des huées. Il peut recourir aux pétitions, aux meetings, aux votes des corps constitués, et même à ces grandes processions organisées avec un mot d’ordre, des bannières et des chefs connus, comme celles qui ont lieu souvent en Angleterre et aux États-Unis.

Pour mettre fin à l’agitation, le ministère accepta la démission de M. de Decker. C’était une satisfaction donnée à de justes susceptibilités, mais elle ne suffisait pas. Le principe de la responsabilité ministérielle exigeait manifestement la retraite du ministre de l’intérieur qui avait nommé M. de Decker, qui avait défendu sa nomination au sein des chambres, et qui le lendemain acceptait sa démission. Le cabinet ne voulut point le comprendre. Il crut ne pas devoir céder devant ce qu’il appelait une émeute. Il ne voulait pas, disait-il, compromettre l’indépendance et la dignité du gouvernement. Cependant les manifestations devenaient de plus en plus vives, la situation s’aggravait, il fallait prendre un parti. Le ministère inclinait vers la répression au moyen de l’armée ; le roi au contraire pensait qu’il valait mieux changer de cabinet que de faire couler le sang. Le dissentiment était complet. Le roi appela au palais un représentant dont le savoir, apprécié au dehors, lui a valu le titre de correspondant de l’Institut de France, M. Thonissen, professeur à l’université de Louvain. Son esprit conciliant, son caractère indépendant et estimé par les deux partis, tout le désignait au choix de la couronne ; mais la majorité catholique déclara qu’elle n’accorderait son appui qu’au ministère d’Anethan, et celui-ci décida qu’il resterait au pouvoir. C’était rendre la tâche de M. Thonissen impossible. Un parti vraiment conservateur n’aurait pas dû agir ainsi. En effet les catholiques semblaient vouloir provoquer une lutte à main armée qui aurait porté un coup terrible au régime parlementaire, comme à la situation que la Belgique occupe aux yeux de l’Europe, et qui aurait laissé entre les deux partis une source de haines irréconciliables. D’autre part, ils forçaient le roi à une de ces interventions personnelles qu’il faut épargner autant que possible à la royauté constitutionnelle. Le roi ne voulait pas employer l’armée contre des foules de bourgeois ordinairement fort paisibles ; il préférait tenter une politique de conciliation et d’apaisement. La majorité, en empêchant le souverain de choisir dans ses rangs des hommes qui auraient été les agens habiles de cette politique, ne faisait preuve ni de sagesse, ni de prévoyance. Le