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aurait changé de caractère ; au lieu d’un débat entre adversaires qui s’estiment, elle serait devenue un combat mortel entre des ennemis acharnés qui n’aspirent qu’à se détruire. Dans un pays libre, il faut des partis, — sans eux, le régime parlementaire ne peut marcher ; mais il faut qu’un lien commun les unisse, et que, malgré leurs divisions, l’amour de la patrie leur dicte dans les circonstances graves une entente nécessaire et des résolutions communes. Quand les partis mettent le triomphe de leur opinion au-dessus de l’intérêt de l’état, il en résulte un antagonisme si profond qu’il conduit à la ruine de la liberté. Jusqu’à ce jour, en Belgique, les deux partis qui se sont unis en 1830 pour la fonder ne sont encore séparés par aucun de ces souvenirs ou de ces griefs irrémissibles qui ailleurs menacent trop souvent de mener à la guerre civile ; mais que le sang coule, et il en sortira des haines furieuses. Plus de ménagemens alors. Le parti catholique, emporté par la logique de ses doctrines et de sa situation, voudra appliquer les décrets du Vatican, et il ne reculera pas devant une compression à outrance. Le parti libéral, pour sauver les libertés modernes, aura recours à tous les moyens et à toutes les alliances. Il est heureux pour la Belgique que son roi l’ait préservée de cette redoutable situation en refusant d’employer l’armée pour une question de portefeuilles.

Le roi Léopold II joint à beaucoup d’esprit, de tact et de bonté le respect le plus scrupuleux du régime constitutionnel ; jamais il ne manque une occasion de faire paraître ce respect dans ses paroles et dans ses actes. Cette conduite a si admirablement réussi à son père, qu’il s’est fait une loi de suivre son exemple. Si jusqu’à présent on a pu lui faire un reproche, c’est de trop céder aux ministres que la majorité de la chambre lui désigne, et d’être ainsi un monarque trop parlementaire. Singulier reproche, dira-t-on, et qu’on n’a jamais fait à aucun souverain ! Pour bien juger ce cas, il faut se rappeler que, dans le gouvernement représentatif, le principal rôle et la très grande utilité de la royauté est de défendre la minorité contre l’oppression de la majorité et de détendre certaines situations critiques qui, sans une intervention du pouvoir exécutif, seraient sans issue. — Dans la crise récente, supposez que la royauté n’eût pas existé ou ne fût pas intervenue, et presque inévitablement on en serait arrivé à des résolutions violentes et à un conflit. Cependant, si le roi a bien fait de révoquer un ministère qui ne voulait pas se retirer quand l’intérêt du pays l’exigeait, il aurait bien fait aussi de résister avec plus de fermeté à certaines nominations regrettables, notamment à celle qui a donné lieu à tout l’incident. Léopold Ier avait un certain tiroir très profond où il ne parvenait pas à retrouver les pièces et surtout les nominations qu’il n’aimait pas à