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philosophique et dans le vrai historique. En revanche, Tocqueville cherche à éveiller nos inquiétudes sur l’une des conséquences possibles de la révolution, à savoir l’établissement d’un nouvel absolutisme, l’absolutisme démocratique ou césarique, l’effacement de l’individu, l’indifférence du droit, l’absorption de toute vie locale par le centre, et par suite l’extinction de toute vitalité dans les parties : mal dont Tocqueville a peut-être (espérons-le) exagéré la portée, mais qui, ayant son germe déjà dans toute notre histoire, a été propagé et aggravé sans nul doute à un degré extrême par la révolution. Telle est la moralité que nous suggère le livre de M. de Tocqueville. Son livre est d’ailleurs d’un historien plus que d’un moraliste ; il explique plus qu’il ne juge. Il recherche les causes et les effets plutôt qu’il ne fait la part du bien et du mal. Ce n’est pas un ami, ce n’est pas un ennemi, c’est un observateur. On sent bien au fond la passion qui l’anime, et son impartialité n’est pas de l’indifférence ; il fait taire son cœur, et il cherche à nous communiquer des vérités plus que des préceptes.

Tandis que la France, revenant sur les causes de ses défaillances, appliquait à la révolution ; une critique sincère et indépendante, l’Allemagne de son côté procédait à la même critique avec cette haine froide et systématique dont, nous avons ressenti depuis les terribles effets. Tel est le caractère de l’histoire de la révolution française de M. de Sybel[1], ouvrage rempli de documens neufs et curieux, mais où il ne faut pas chercher l’ombre de l’impartialité. L’auteur combat la révolution française, et parce qu’elle est la révolution, et parce qu’elle est française. Il lui refuse toute invention pour le bien, et ne lui laisse que l’originalité du mal. Cependant, malgré ses efforts dénigrans, plus d’un aveu lui échappe en faveur de l’utilité, de la justice et, des bienfaits de cette révolution qu’il déteste. C’est ainsi que, pour aller tout droit aux résultats matériels, qui sont les moins contestables parce que l’imagination n’a rien à y voir, il nous apprend que la France de l’ancien régime était, sous le rapport de : l’industrie et des métiers, quatre fois moins riche, et, sous le rapport de l’agriculture et du commerce, trois fois moins riche qu’elle ne l’est à l’époque actuelle. Pour ce qui est de l’inégalité des impôts, il estime que les classes privilégiées eussent dû payer 35 millions de plus qu’elles ne faisaient, que les frais de corvée qui pesaient exclusivement sur le bas peuple s’élevaient à 20 millions, les frais de milice à 6 millions, que les droits perçus directement sur les paysans par les propriétaires s’élevaient à 40 millions, ce qui, en additionnant toutes ces sommes, donne un

  1. Le livre de M. de Sybel est de 1853 ; la traduction française, de Mlle Marie Bosquet, est de 1859.