Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/523

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Allemagne même M. Strauss devienne jamais un écrivain populaire. Ce n’est pas le style qui lui manque ; il parle une langue nette, précise, ferme et vigoureuse, qui à défaut d’éclat et de flamme a de l’agrément, du trait et d’heureuses saillies. On ne saurait dire non plus qu’il se refuse à la popularité, qu’il la rebute ou la dédaigne. Il a prouvé le contraire en 1870 par les deux lettres qu’il a insérées dans la Gazette d’Augsbourg au commencement de la guerre, et que depuis il a rééditées au profit d’un hospice d’invalides. Il a tenu à montrer qu’il savait, lui aussi, la langue des geais, et il a fait sa partie dans ce grand concert. Le chant du cygne, disait le poète grec, vaut mieux que ces rauques croassemens qui s’éteignent dans les épaisses nuées.

Quand il est de sang-froid et qu’il ne se fait pas geai, M. Strauss est un grand critique ; c’est là son métier et sa gloire. Or la critique historique ne sera jamais populaire. Comme elle est de toutes les sciences la plus délicate, la plus déliée, elle n’a de crédit qu’auprès des esprits cultivés, qui savent apprécier la force des inductions, la valeur des analogies, et que leur raffinement rend sensibles aux finesses du raisonnement, aux preuves détournées, aux certitudes morales et conjecturales. Cette science subtile n’a pas seulement contre elle la difficulté de se faire comprendre ; elle est en butte à de mortelles inimitiés, car elle vit dans un train de guerre incessant avec cette puissance qu’on appelle la tradition, qui ne lui ménage pas les censures et les anathèmes. On a remarqué depuis longtemps qu’il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal, d’autres à ne point raisonner du tout, d’autres à persécuter ceux qui raisonnent. Il semblerait qu’en revanche la critique dût avoir pour amis tous les douleurs et les incroyans ; mais les incroyans, aujourd’hui surtout, ont la plupart une incrédulité de tempérament ou d’éducation qui se passe de preuves. Ils ne sentent pas le besoin de recourir à l’étude pour donner quelque autorité à leurs doutes ; s’ils ne croient pas, c’est qu’il leur est impossible de croire, c’est qu’ils vivent en l’an de grâce 1872, qu’ils sont nés dans le siècle des chemins de fer et du télégraphe électrique, et qu’ils lisent chaque matin un journal qui leur enseigne par occasion toute la physique qu’il est nécessaire de savoir pour ne plus admettre la multiplication des pains et le miracle de Cana. De quoi serviraient à leur hautaine et indolente mécréance des recherches approfondies sur l’âge apostolique ou sur la formation des Évangiles ?

Ainsi la critique n’a que de froids et dédaigneux amis dans ceux qui ne croient pas, elle a pour ennemis déclarés tous ceux qui croient ou qui veulent croire. C’est trop peu dire, elle est honnie non-seulement des hommes de tradition, mais des hommes de