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Toutefois ce confrère qui parlait si bien saisit la première occasion d’abandonner sa houlette et son troupeau. En 1831, nous le trouvons s’essayant au professorat dans le petit séminaire de Maulbronn, et l’année suivante, après six mois de séjour à Berlin, répétiteur au grand séminaire de Tubingue et faisant de savantes leçons à l’université. Son vicariat, ses prédications, Schleiermacher, qu’il avait entendu à Berlin, son apprentissage dans l’enseignement, tout avait servi à mûrir ses doutes et sa pensée. Il employait ses loisirs à fourbir ses armes, à ceindre ses reins pour le grand combat. Il ne s’agissait plus de voyantes ni de somnambulisme ; il se proposait d’attaquer le surnaturel chrétien dans sa source même, de le poursuivre dans ses retranchemens les plus sacrés, de le déposséder à jamais de l’Évangile et du Christ. « Dans ce temps-là, dit-il, Baur commençait à tracer péniblement ses premières parallèles pour un siège en règle ; plus audacieux, l’auteur de la Vie de Jésus résolut de brusquer l’assaut avec une poignée de troupes d’élite. » Quand il eut achevé sa reconnaissance autour des murs de Sion et qu’il se fut assuré que la brèche était praticable, rien ne put l’arrêter, et il fondit sur sa proie. Le terrible livre parut en 1835. A peine eut-il commencé de se répandre, l’église évangélique d’Allemagne poussa un long cri de douleur et d’épouvante. Il lui sembla dans son premier effarement qu’elle avait été atteinte en plein cœur, et l’homme qui venait de frapper ce grand coup n’avait pas trente ans.

Pour se rendre compte de la sensation prodigieuse que causa la Vie de Jésus, il faut se rappeler où en était alors l’Allemagne. Ce livre éclatait comme le grondement d’une tempête dans un ciel serein ; l’auteur entreprenait contre la tranquillité publique, nouvellement rétablie. Après des luttes acerbes et violentes, la philosophie et la religion venaient de signer un traité de paix. Deux hommes, qui de Berlin étendaient leur empire sur l’Allemagne et qui au demeurant ne s’aimaient guère, avaient tenu la plume dans cette signature, laquelle semblait inaugurer une ère de concessions et de bonne intelligence réciproques. L’un, Schleiermacher, théologien, écrivain, admirable prédicateur, grand moraliste, sorte de Fénelon allemand, à la fois chrétien et spinoziste, avait entrepris de réconcilier le siècle avec la religion, ou, pour mieux dire, de rendre la religion acceptable au siècle en la dépouillant des doctrines qui rebutent la raison, des difficultés qui scandalisent la critique, sans lui rien ôter de cette grandeur par laquelle elle parle aux imaginations, de cette tendresse onctueuse qui lui assure son action sur les cœurs. Sa méthode semble lui avoir été inspirée par les dialogues de Platon, qu’il a traduits, ces parfaits modèles de la méthode inductive appliquée aux choses de l’esprit. Le christianisme, disait-il,