Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/570

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presque toutes les races européennes : le rude matelot anglais, aux favoris roux, aux épaules carrées, y coudoie le mince palikare, à la moustache noire, aux traits bronzés ; dans les cafés et les restaurans, l’Espagnol taciturne, au teint plombé, boit silencieusement sa tasse de chocolat à côté d’un Maniote vigoureux, conversant bruyamment dans une langue incompréhensible ; plus loin, un Italien raconte la campagne de Crète à un grand Alsacien aux cheveux blonds, aux yeux bleus, qui a fui la conscription prussienne et qui, sous le beau ciel de l’Attique, regrette les brouillards du Rhin et la bière de Mulhouse.

L’ordre n’est pas facile à maintenir dans un tel milieu. Autrefois le chef de l’établissement savait néanmoins y pourvoir sans trop de peine. Les plus turbulens tremblaient devant lui ; il tranchait les difficultés séance tenante, et infligeait au besoin vingt-quatre heures de prison aux tapageurs ; si un individu persistait à troubler la tranquillité publique, il était expulsé de l’usine et du pays. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui, depuis que le gouvernement a cru devoir envoyer dans la ville née d’hier une nuée de fonctionnaires : un préfet (ephoros), un sous-préfet, un capitaine de port et un sous-capitaine, un directeur et des inspecteurs des douanes, un chef de police et une quantité d’employés inférieurs, gendarmes, douaniers, gardes, etc. Malgré ce luxe d’administration, la police laisse singulièrement à désirer, et fait regretter la justice sommaire des premiers temps. Il y a six mois, le directeur fut averti d’Athènes qu’une bande s’était organisée pour s’emparer de lui et exiger ensuite, suivant l’usage grec, une rançon de plusieurs centaines de mille francs. N’ayant plus la liberté d’agir comme autrefois, il se vit bloqué pendant un mois dans l’usine, et encore devait-il être armé et escorté pour visiter le soir ses ateliers ; enfin un des hommes de la bande vendit ses camarades, et annonça que, le jour suivant, ils devaient se cacher sous un pont de chemin de fer à un kilomètre d’Ergastiria pour le saisir au passage. On les trouva en effet à l’endroit désigné ; on en arrêta quatre, qui furent relâchés peu de temps après.

Le recrutement des ouvriers a été une œuvre ardue dans un pays sans industrie, où pullulent avocats, médecins, journalistes, trafiquans, mais où le travail manuel est peu en honneur. Les Grecs continentaux n’ont pu être utilisés que comme charretiers, et il n’y en a pas moins de 300 à l’usine. Faute de patience, ils conduisent fort mal leurs bêtes, aussi la mortalité est-elle grande parmi ces dernières. De plus, ces Hellènes sont par trop fidèles aux traditions des jeux olympiques : quand les charrettes partent en longues files pour la montagne, après avoir déposé leur charge, les conducteurs y montent debout comme sur un char antique, les rênes d’une main, le fouet de l’autre, et, se défiant mutuellement, ils s’élancent à fond