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supérieure, il soutient que les institutions sont avant tout des faits traditionnels et non le produit artificiel de la volonté humaine. De là ces aphorismes souvent cités : « aucune constitution ne résulte d’une délibération, les droits des peuples ne sont jamais écrits ; — plus on écrit, plus l’institution est faible ; — nulle nation ne peut se donner la liberté, si elle ne l’a pas. » C’est pour lui l’erreur fondamentale de la révolution française d’avoir été une révolution a priori, métaphysique, partant de définitions vagues et de formules abstraites, et, au lieu de rechercher les droits des Français et les institutions qui leur étaient propres, d’avoir proclamé les « droits de l’homme, » comme s’il y avait quelque part un être vivant et concret qui s’appelât l’homme : « Il n’y a pas d’homme dans le monde. J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes ; mais, quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie. »

Cette objection spirituelle et spécieuse est une de celles qui ont eu le plus de succès ; elle a été souvent reproduite, elle l’est encore. Cependant ne pourrait-il point se faire qu’il y eût quelque part dans le monde un peuple dont précisément la fonction propre fût de transformer en idées générales les faits sociaux, un peuple qui préférerait l’abstrait au concret, l’universel à l’individuel, un peuple qui, doué au plus haut degré de l’instinct de sociabilité, chercherait plutôt dans les hommes ce qu’ils ont de commun que ce qu’ils ont de différent, un peuple plus préoccupé de ce qui doit être que de ce qui a été, renonçant volontiers à la tradition pour obéir à la raison idéale, un peuple philosophe non à la manière des Allemands, qui n’entendent par philosophie que la métaphysique, ou à la manière des Anglais, qui n’y voient qu’un pur empirisme, mais pour qui la philosophie serait la justice et l’équité ? Or, si ce peuple s’éclaire, si les abus continuent de s’accroître en même temps que la raison se forme, si à un moment donné il éclate un conflit entre l’esprit public et des institutions surannées, ne sera-t-il pas vrai qu’en réclamant des droits généraux et universels, en proclamant des droits de l’homme, ce peuple sera précisément fidèle à sa propre nature, à son propre génie, à ses propres traditions ? Ne craignons donc point, malgré les critiques du patricien théocrate et de ses modernes disciples, d’applaudir à la révolution, pour avoir essayé d’établir les droits de l’homme en général au lieu de privilèges historiques. Nous ne blâmons pas ceux chez qui la liberté est noblesse et héritage ; cependant nous avouons qu’elle est préférable encore lorsqu’on la possède à titre de droit. Pourquoi l’homme ne chercherait-il pas à se rapprocher de jour en jour davantage de l’essence de l’homme ? Ce beau titre « d’homme » n’a rien qui soit indigne de qui que ce soit. Il a pour lui l’antiquité profane : homo