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a osé parler, et que les coupables (trois individus nommés Tom, Bart et Blythe) ont été mis à la disposition de la justice. Souvent les saints arrivaient à leurs fins par intimidation. Un militaire du camp Douglas qui, ayant fait son temps de service, avait droit à un lopin de terre comme ancien soldat de la guerre de sécession, résolut de rester dans le « pays de l’Abeille, » et le gouverneur lui assigna son champ. A peine s’était-il bâti une maison, qu’un arpenteur envoyé par les saints se mit à lever le plan de sa propriété, comme s’il s’agissait de la vendre par lots. Le troupier protesta et jura ses grands dieux qu’il assommerait quiconque viendrait le troubler dans la jouissance de son bien. Par malheur, il commit de son côté une infraction aux lois du pays en débitant des liqueurs sans licence spéciale. Poursuivi pour ce délit, il fut condamné à une amende de 500 dollars ou six mois de prison (l’amende usitée en pareil cas est de 25 dollars, 125 francs). Il préféra quitter le pays, et sa propriété fut immédiatement vendue au profit de la communauté.

En présence de faits de ce genre, on comprend que le gouvernement des États-Unis ne pouvait rester inactif. La guerre civile, pendant laquelle Brigham Young se félicitait d’immobiliser plusieurs régimens de l’armée fédérale, avait longtemps suspendu la lutte commencée contre le mormonisme ; elle a été reprise avec plus d’énergie, surtout depuis l’achèvement du chemin de fer qui met ces pays oubliés à la portée des autorités centrales. Avant de parler des récentes péripéties de ce drame, il convient de jeter un rapide coup d’œil sur l’importance du développement qu’a pris le mormonisme.

Il est assez difficile d’établir d’une manière exacte le nombre total des mormons répandus dans les divers pays du globe. En 1858, M. Jules Rémy évaluait à 80,000 âmes la population mormonne du territoire d’Utah, et à plus de 100,000 le nombre des « saints du dernier jour » dispersés sur d’autres points de l’Amérique, en Europe, en Asie et en Australie. Dans ce compte, il faisait entrer le royaume-uni avec un contingent de 33,000, et la France elle-même y figurait pour le chiffre de 500. M. Rae, en 1869, estimait à 150,000 le nombre des habitans d’Utah, mais le recensement de 1870, qu’il cite dans la seconde édition de son livre, n’a donné qu’un total de 86,786 ; quant au nombre des adhérens que la secte compte dans la Grande-Bretagne, il est de 10,000 d’après la déclaration faite à la conférence annuelle qu’ils ont tenue en 1870 à Birmingham. Si ce dernier chiffre est bien au-dessous de celui qui figure dans le tableau de M. Rémy, il prouve néanmoins qu’en Angleterre la propagande a trouvé un terrain particulièrement favorable. Aussi la population du « pays de l’Abeille » s’accroît-elle surtout par des immigrans anglais, bien que les chefs soient toujours à peu près exclusivement choisis parmi les Américains de naissance. Peu de villes du Nouveau-Monde sont aussi anglaises que la cité du Lac-Salé. On est tout surpris, en causant avec un banquier, un journaliste, un propriétaire d’hôtel,