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cette heure dans cette gigantesque prison, quel désespoir les inspire, quelle folie nouvelle agite là-bas ses grelots. Paris vraiment songerait-il à se défendre ? Ce serait un crime et une démence.

Et pourtant le bois de Boulogne à demi rasé met à nu la ligne sévère des remparts hérissés de canons, les forts sont mieux armés qu’on ne le pensait et semblent se préparer à la lutte. Nous distinguons d’ici divers travaux de défense organisés avec une rapidité qui tient du prodige. Dans la ville aussi, les Parisiens, dit-on, s’exercent avec rage au maniement des armes, la garde nationale. s’organise, et le parti de la résistance impose sa loi aux plus irrésolus. Que Dieu protège sa cause et nous vienne en aide ! J’ai Je pressentiment que bien des vaillans soldats de la Prusse ne reverront pas le lieu où ils sont nés. Puissé-je te serrer un jour dans mes bras, ma douce fiancée, ma blonde Dorothée !

Ton fidèle

HERMANN.

P. -S. — Je t’envoie une belle édition de Jocelyn, de Lamartine, que j’ai choisie pour toi dans la bibliothèque d’un château où nous avons passé la nuit avant d’arriver ici. J’ai marqué plusieurs passages que tu liras en pensant que ton ami les a mouillés de ses larmes. La reliure de ce livre est splendide ; ces Français déploient en toutes choses un luxe insensé qui montre à quel point l’idée morale s’est affaiblie chez eux.

DOROTHÉE A HERMANN.

Berlin.

Cher bien-aimé, tes lettres sont la seule joie de mon triste cœur : je les dévore, et les couvre de baisers ; elles sont déjà presque effacées par mes larmes, qui coulent malgré moi quand je veux les relire. Si ce n’était la douceur de les contempler et de tenir entre mes doigts ce papier que tes mains ont touché, je pourrais les laisser, ces chères lettres, en paix dans la cassette où je les serre, car je les sais par cœur et je me les récite à moi-même à chaque heure de mes longues journées ; . c’est ainsi que je cherche à m’abuser sur ton absence. Quand donc cette terrible guerre sera-t-elle finie ? quand donc ce Paris exécrable sera-t-il exterminé ? quand mon doux Hermann reviendra-t-il enfin ?

Tout est changé pour moi depuis ton départ, le soleil lui-même me semble en deuil ; le ciel, les étoiles que nous avons tant de fois contemplés ensemble dans ces beaux soirs au bord de la Sprée, où ta main pressait la mienne, où mon âme devinait la tienne, toute la splendeur de nos nuits d’automne ne m’inspire plus que de tristes pensées. Peut-être ce ciel, ces étoiles, témoins de nos pures tendresses, président-ils, à l’heure où je les regarde, sur quelque