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terribles qui s’étaient gravées dans mon esprit, il en était une qui se détachait plus nette et plus vivante que les autres. C’était le visage à la fois implacable et gracieux d’une femme ; bien des fois j’avais revu dans mon sommeil, avec une indicible angoisse, cette fille à la chevelure ardente, me désignant dans la foule où je cherchais vainement à me cacher à son regard, pareille à ces walkyries néfastes dont le doigt désigne dans la mêlée celui qui doit mourir… Je m’étais juré de la retrouver, et j’avais perdu vainement bien du temps à sa recherche, lorsqu’un soir je me trouvai tout à coup face à face avec elle. Ce fut dans un café du boulevard, hanté par les gentilshommes de la bohème, qu’eut lieu le 8 janvier dernier notre rencontre. Elle était assise entre plusieurs jeunes gens à une table voisine de la mienne. Elle attisait dans un vase d’argent la flamme d’un punch. Les reflets de cette lueur bleuâtre lui faisaient une fantastique auréole : ses cheveux d’un rouge sombre se tordaient comme des flammes infernales sur son front d’une pâleur de spectre ; ses lèvres entr’ouvertes et souriantes laissaient voir deux rangées de petites dents blanches et aiguës. Cette figure me saisit tellement que je demeurai sans voix, sans respiration, les yeux fixés sur elle. — Que regardes-tu donc ? me demanda Fritz.

— C’est elle, dis-je à voix basse. Il se retourna.

— Tiens ! c’est Fidelis ! s’écria-t-il, une étoile du quartier Latin émigrée aux grands boulevards.

— Avec qui donc est-elle ?

— Avec son mari, le capitaine Magelonne, et des amis sans doute.

— Quoi ! elle est mariée !

— Oh ! dit Fritz en riant, je ne sais pas si l’on a dérangé le maire pour ce mariage-là ; en tout cas, rassure-toi : c’est un monde où le divorce n’est ni rare ni difficile.

Fritz m’apprit que le capitaine Magelonne était une sorte d’étudiant en médecine de dixième année, écrivailleur de petits journaux infâmes et fort mêlé à la politique ténébreuse des clubs. — Vilain monde, ajouta Fritz, mais utile à connaître pour moi ; ces gens-là sont de précieux instrumens à l’occasion.

Il me raconta des choses singulières à ce sujet, que je ne puis redire ; mais en Allemagne vous entendrez bientôt parler de terribles saturnales. Pendant les confidences de Fritz, j’observais Fidelis ; elle servait le punch et buvait à longs traits la liqueur enflammée. De minute en minute, sa gaîté devenait plus bruyante, et quand elle partit, il ne lui restait rien de son aspect surnaturel. Elle n’en était pas moins charmante à mes yeux, et le regard noyé de volupté et de langueur qu’elle laissa distraitement tomber sur moi au