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invité, et j’admirais combien, malgré les échecs déjà subis et l’approche menaçante des troupes de Versailles, tout ce monde semble peu se douter que les choses puissent changer, que cette prospérité insolente puisse s’écrouler dans le sang… On se resserre sous les murs de Paris, on recule pas à pas, chaque jour on perd du terrain ; mais l’on continue à festoyer gaîment. Sont-ce des fous ou des fourbes ? sont-ils aveugles ou jouent-ils un rôle ?

Hier encore, le général Magelonne annonçait une grande victoire des troupes fédérées à Issy, et déclarait au milieu des hurrahs frénétiques que le triomphe de la commune est assuré. Le croit-il réellement, et ceux qui l’ont applaudi le croyaient-ils eux-mêmes ? Un trait remarquable de ces époques troublées par les révolutions, c’est que le sens de la vérité se perd ; on trompe les autres et l’on finît par se tromper soi-même. On ment, et l’on devient la dupe de ses propres mensonges. L’orgie de cette nuit s’est prolongée jusqu’au matin ; les vapeurs du vin, le tabac, la fatigue, m’avaient alourdi, et je me suis assoupi un instant. La fraîcheur de l’aube, pénétrant tout à coup dans la salle du banquet, m’a réveillé. Après quelques instans passés à me reconnaître au milieu de ce champ de bataille d’un nouveau genre, je me suis aperçu que le vide s’était fait autour de moi ; Fidelis s’était retirée avec quelques-unes des dames, les autres dormaient dans des poses d’un abandon significatif ; les hommes ronflaient, étendus sur la table ou dessous parmi des flacons brisés et des chaises renversées ; les lampes s’étaient éteintes l’une après l’autre avec une acre odeur qui restait suspendue dans l’air. Quelques bougies achevaient de se consumer dans les candélabres, mêlant leur lumière tremblotante au jour terne et pâle qui filtrait par une fenêtre entr’ouverte. Dans cette fenêtre, Magelonne se tenait debout ; seul, il veillait encore, exposant son front découvert au froid du matin comme pour en chasser l’assoupissement ; son visage était contracté et soucieux. Il a tourné la tête en m’entendant remuer et m’a fait signe d’approcher. — J’ai un service à vous demander, m’a-t-il dit de sa voix dure et basse.

— À vos ordres, général.

— Il nous faut envoyer un homme sûr à Londres pour y recueillir les souscriptions de nos frères d’Angleterre. Ne pourriez-vous procurer un sauf-conduit pour traverser les lignes allemandes ?

— À quel nom ? demandai-je.

— Le nom en blanc, répondit-il en détournant la tête avec un peu d’embarras.

— J’essaierai, général.

— C’est que la chose est pressante et ne souffre pas de délai.

— Je vais m’en occuper aujourd’hui même.

Je viens de courir chez Fritz, qui m’a promis de me procurer le