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avec soin, avaient un écoulement facile et donnaient de bons profits. Il y ajouta d’autres objets de ferronnerie, quelques cheminées émaillées, des ateliers de réparations ouverts aux industries du voisinage, enfin tout ce que l’on peut faire quand on a sous la main des matières et des ouvriers de choix. Du reste, sur ces détails d’inventaire, un premier aveu lui échappe comme à la dérobée ; il possède alors, entre 1850 et 1851, trois cent mille francs à lui, il est devenu un de ces capitalistes pour lesquels Proudhon, alors leur grand exécuteur, n’a pas assez d’anathèmes. M. Godin a beau s’en défendre, il réussit de plus en plus par des moyens qui ne sont pas conformes à ses doctrines : à son gré, il ne fait pas tout ce qu’il devrait ni pour les idées qu’il sert, ni pour les ouvriers qui l’enrichissent ; il voudrait faire plus et mieux, et en rend l’intention manifeste au point que le 2 décembre 1851 une menace de proscription vient l’atteindre. S’il échappe à l’exil, c’est que le gouvernement, en y regardant de près, se rend plus exactement compte de ce qui se passe dans son usine. On s’y nourrit d’illusions plutôt qu’on n’y fomente de séditions. D’ailleurs l’atelier est déjà considérable ; lui enlever son chef, c’est priver de pain un certain nombre d’ouvriers, c’est ruiner sans motif un établissement qui est en pleine marche. Conseil pris, on l’épargne donc.

Cette alerte était à peine passée, qu’il lui en survient une autre. On a vu que M. Godin était en très bonne odeur dans l’école de Fourier : il avait près d’elle un titre dont elle faisait grand cas ; il dénouait en toute occasion et très largement les cordons de sa bourse. On l’avait toujours trouvé prêt à souscrire, quel que fût l’objet de la souscription. Il ne discutait ni sur la somme ni sur l’emploi des fonds ; il appartenait à la première catégorie des croyans, ceux qui, suivant le dicton populaire, ont « le cœur à la poche. » Inappréciable disposition d’esprit ! Une fois de plus, on allait y faire appel. Après le coup d’état, les jours de persécution étaient arrivés pour la doctrine et pour l’école ; vingt années de travaux et d’essais s’écroulaient en un jour sans qu’il restât debout un temple pour les fidèles et un abri pour les pasteurs. Dans cette première dispersion, pas une volonté qui résistât, pas une âme qui ne cédât au choc. En 1853 seulement, un cri retentit parmi ceux qui restaient en France, déguisant leur foi du mieux qu’ils le pouvaient, comme les premiers chrétiens des catacombes. Au Texas ! au Texas ! se répétait-on d’oreille en oreille. On y ajoutait, ce qui ne gâte rien, un peu d’imaginaire, un luxe de concessions à vil prix dans des vallées d’un grand produit, et une première souscription de 20,000 dollars (100,000 francs environ) de la part d’un généreux Américain, somme qui n’était pour lui qu’une entrée de jeu. À ce réveil de la doctrine, à cet appel, à cet exemple, M. Godin se piqua d’honneur. Il