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n’entendait pas que la France fût éclipsée par l’Amérique, et qu’un généreux Américain donnât des leçons aux compatriotes de Fourier ; il souscrivit à son tour pour 100,000 francs et, comme il le dit, en espèces sonnantes. Il est vrai que, de son propre aveu, « c’était oublier toutes les règles de la prudence. » Quelque regret en effet suivit ce premier élan. Par l’importance de sa souscription, M. Godin avait une place désignée dans la gérance. Il l’accepta, et, aux termes dont il se sert pour juger les hommes et les actes, il ne semble pas qu’il ait eu à s’en applaudir. Dans tous les cas, il en parle en désabusé. Les fonds souscrits pour la colonie américaine dépassèrent bientôt 1,500,000 francs, avec d’autres promesses de déplacemens considérables quand l’établissement serait en état de les recevoir. Les suites de ce beau début, on les devine. Probablement il y eut là-dessous bien des mécomptes, des non-valeurs, de faux calculs, des erreurs de gestion, et enfin un complet désenchantement après des débauches d’enthousiasme.

M. Godin ne fut pas des derniers guéris, ni des moins prompts à exhaler son amertume. D’abord il est tout feu ; on le place, dit-il, sur le terrain de l’action et de l’expérience, ce n’est pas là ce qui peut le moins lui sourire : il y remplira très convenablement son rôle, confiant qu’il est, ce sont les termes dont il se sert, dans son utilité pour la direction des faits pratiques qu’on se proposait d’aller réaliser en Amérique. Il n’a encore rien perdu de sa foi, il croit en ses maîtres, devenus ses collaborateurs ; il croit à leur capacité pratique, à l’habileté des chefs qui jusque-là s’étaient distingués dans la défense de l’idée par la parole, il espère que l’action sera à la hauteur de l’effet oratoire, une fois à l’œuvre, quelle déception pour lui, et comme il traite alors cavalièrement ceux qu’il avait placés si haut ! Tous ces gens-là, à son sens, ont été surfaits. Chaque talent a ses limites, et tel tourne bien une phrase qui ne sait ni apprécier les faits à leur juste valeur, ni acquérir l’art de conduire les hommes. Il voit de près ces insuffisances, ces incapacités, et en conclut que, aux prises avec le monde positif, les plus grandes réputations de l’école ont été au-dessous de leur tâche. « Ce serait, ajoute-t-il, sortir de mon sujet, de faire ici la narration des déceptions que j’ai subies pendant ma participation à la gérance de cette malheureuse affaire ; il me suffira de dire qu’en perdant alors les illusions qui avaient motivé ma confiance, je fis un retour sur moi-même et pris la résolution de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les réformes sociales que je pourrais accomplir par moi-même. Dès qu’il fut établi pour moi que l’entreprise du Texas devait marcher chaque jour vers sa ruine, je me mis à travailler à la réparation du préjudice que cette affaire avait porté à ma fortune et à mon industrie. »