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attirait les peuples du midi, européens ou asiatiques, les Vénitiens, les Hellènes, les Arméniens, etc. Les affaires étaient si actives au XIe et au XIIe siècle, que des chroniqueurs contemporains ont pu parler de la Russie, — qu’on s’imagine avoir été tirée du chaos par Pierre Ier, — comme d’une contrée « abondante en toute espèce de biens. » Jusque dans la lointaine Islande, la Russie, appelée Gardarikie, Ostragardie ou Holmgardie, est nommée par les conteurs « pays oriental, pays riche. » Dès le temps du régent Oleg, on suppose que, lorsqu’il fut question d’enlever par ruse la ville de Kiev à Oskold et à Dir, un des députés d’Oleg a pu tenir ce langage : « Je suis un marchand de Pogudor, et je vais en Grèce pour obéir aux princes Oleg et Igor ; mais je me trouve en ce moment dans l’embarras, car j’ai avec moi de grandes richesses, des perles et mille choses précieuses. »

Rubruk, tout résolu qu’il est, avoue que, lorsqu’il se dirigeait vers le Volga pour pénétrer en Asie, il redoutait fort les bandes de Russes et d’Alains, qui, armés d’arcs, parcouraient le pays par troupes de vingt à trente, tuant tous ceux qu’ils rencontraient la nuit. Le jour, ils se cachaient le mieux possible. Ils profitaient des ténèbres pour voler d’autres chevaux quand leur monture était harassée, ou pour en prendre qu’ils dévoraient à belles dents. La faim était si redoutable dans cette contrée qu’elle épouvantait ! e moine et ses compagnons autant que « cette canaille-là. » Rubruk croit que, s’ils n’avaient pas emporté un peu de biscuit, ils seraient morts d’inanition avant d’avoir atteint le vaste fleuve, « quatre fois grand comme la Seine. » Les excès de la domination étrangère font comprendre les représailles de la population chrétienne. La Russie « pleine de bois » de Rubruk, c’est-à-dire le pays qui s’étend de la Pologne et la Hongrie jusqu’au Don, non-seulement avait été ravagée par les Tartares, mais ils continuaient de la ruiner et « déserter, » et, quand les pauvres habitans ne pouvaient plus donner ni or ni argent, on les emmenait avec leurs enfans pour garder le bétail des vainqueurs. Contre un tel fléau vomi par l’enfer, la superstition ne voyait guère d’autre ressource que l’emploi des moyens surnaturels. Rubruk s’indigne de voir un diacre russe, — « un homme rempli du Saint-Esprit, » — recourir aux sortilèges comme les chamans des Mongols, qui résistaient encore et à la propagande musulmane et à la prédication bouddhiste. Cependant l’intrépide moine participe lui-même à la terreur sans égale qui pèse sur le pays, tantôt craignant les démons qui ont la coutume « d’emporter souvent les passans, » tantôt redoutant les conjurations des chamans qui font venir le diable « dans l’obscurité de la nuit, » qui le nourrissent de chair bouillie et en obtiennent ainsi des oracles pour le kha-khan. S’il ne se sert pas de