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de Paul Véronèse, Anglaises de Yan Dyck, Françaises de Watteau, de Greuze, de Boucher, de La Tour, même de Winterhalter, Athéniennes de Phidias, non, de Pradier ! Cependant les premiers bruits de la rue commençaient à s’éveiller : c’était la délivrance. Il ouvrait sa fenêtre, allait de long en large sur sa terrasse, les bras croisés derrière le dos, et jamais Mme de Staël ne ressentit à contempler son ruisseau de la rue du Bac tant de contentement que l’auteur de la Muette n’en avait à voir arriver la théorie des balayeuses du quartier Saint-George. Telles furent les dernières aurores de ce vieillard. La matinée une fois là, ses occupations, ses plaisirs le reprenaient ; il avait de nouveau quelques heures devant lui pour s’oublier ! — Dirai-je que l’œuvre de M. Auber est le commentaire de sa vie ? Peut-être me répondra-t-on par la contre-proposition, en avançant que c’est au contraire sa vie qui doit passer pour le meilleur commentaire de son œuvre. L’un et l’autre parti se peuvent soutenir. Et cette frivolité de mœurs, cet aimable épicuréisme, cet absolue indifférence sous les dehors de la plus attrayante urbanité, vous expliquent aussi bien cette musique ingénieuse, piquante, habile, ayant des manières exquises et n’ayant en somme point de cœur, que cette musique à son tour vous raconte son homme et vous le livre.

Goûtons cet art en ce qu’il a de distingué, de rare, de mondain, applaudissons-nous d’avoir connu, fréquenté cet homme de tact, de savoir-vivre, à qui les mots d’esprit ne coûtent pas plus que les jolis motifs, observateur correct, savant de toutes les lois de l’harmonie et de toutes les bienséances ; mais disons-nous que de pareilles existences ne sont plus de notre temps. M. Auber appartient maintenant à l’histoire, qui le classera parmi ses curiosités. Sorti du XVIIIe siècle, il en a, jusqu’à la fin, pratiqué la philosophie, les mœurs, la littérature. Il aimait Lesage, l’abbé Prévost, Crébillon fils et Voisenon, préférait Parny à Lamartine, et fut le dernier lecteur de Faublas. Les divers pouvoirs qui depuis cinquante ans se sont succédé, il les a servis avec la même aisance et complaisance. Sous tous les régimes, il fut de la maison. Ami des princes d’Orléans, il ne détesta point les Bonaparte. L’empire, le trouvant directeur du Conservatoire, fit de lui son maître de chapelle, l’organisateur de sa musique privée, et le nomma grand-officier de la Légion d’honneur. À quatre-vingt-huit ans, l’illustre auteur de la Muette, comblé, charge de tous les dons de la fortune et de la gloire, acceptait les servitudes d’un emploi de cour, rédigeait des programmes, prenait « les ordres, » et les jours « d’appartement » figurait sur une estrade en bas de soie, en uniforme et le bâton à la main, souriant, se courbant et transmettant à ces dames de l’Opéra les hautes