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qui a tué son frère, paraît froid, si on compare son discours contre Eratosthène à cette ardente invective qu’Isée a mise dans la bouche d’un de ses cliens.


III

L’art et le talent d’Isée, mieux étudiés et tirés d’un injuste oubli, mériteraient donc de lui assurer une belle place dans l’histoire des lettres grecques. Ce qui pourtant fait la véritable originalité d’Isée et le principal intérêt de ses discours, c’est la nature des sujets qu’il a traités, c’est la place qu’il y a faite au texte et à la discussion des lois. Mieux qu’aucun de ses prédécesseurs, il nous aide à réunir » les débris épars de la législation attique et à en saisir l’esprit. Ce qu’Antiphon, Andocide et Isocrate nous apprennent à cet égard se réduit presque à rien ; Lysias lui-même, malgré l’étendue et la variété de son œuvre, nous instruit beaucoup moins qu’Isée. C’est que Lysias est plutôt attiré par le côté dramatique des événemens ; il se complaît dans la peinture de la vie, mais il est rare qu’il aborde les discussions juridiques, qu’il insiste sur la loi et travaille à en dégager le sens. Si Lysias et Isée vivaient de nos jours, le premier réussirait surtout devant la cour d’assises et en police correctionnelle, le second plaiderait surtout devant les chambres civiles et aurait bien vite, comme on dit, l’oreille du tribunal. Pour trouver quelqu’un qui, parmi les Attiques, entre franchement, comme Isée, dans les questions de droit, il faut descendre jusqu’à son élève Démosthène. Le recueil des plaidoyers du grand orateur nous fournit sur bien des parties de la législation athénienne des renseignemens qui, par leur abondance et leur précision, égalent presque ceux que nous devons à Isée. C’est que là Démosthène imite la manière de son maître et applique sa méthode. Autant que nous pouvons en juger d’après le peu que nous avons conservé des monumens de l’éloquence judiciaire à Athènes, ce fut une vraie nouveauté que l’exemple donné par Isée : le premier il apportait dans l’étude et le commentaire de la loi cet esprit philosophique dont Platon est alors à Athènes le plus illustre représentant. M. Rodolphe Dareste, dans un récent et remarquable travail, écrivait que Théophraste, l’élève d’Aristote et son successeur dans la direction du Lycée, avait été « un jurisconsulte, et le seul jurisconsulte considérable que la Grèce ait produit[1]. » Peut-être conviendrait-il de faire tout au

  1. Le Traité des lois de Théophraste, Thorin, 1870. Tous les fragmens connus jusqu’ici de ce grand ouvrage en vingt-quatre livres sont là, pour la première fois, mis en ordre, traduits avec précision, et, quand il y a lieu, rendus intelligibles au moyen de corrections judicieuses qui nous montrent l’auteur de cet essai helléniste consommé autant que savant jurisconsulte.