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ami, vous demandez de l’air et du soleil, vous voulez briser votre chaîne, vous réclamez une nourriture plus délicate ; mais ces gens qui vont et viennent là-bas ont leurs soucis et leurs maux ; toutes les chaînes ne sont pas dans les prisons. Il y a beaucoup de malheureux qui se chauffent ; au soleil ; il y en a d’autres qui ne sont même pas sûrs d’avoir un morceau de pain et une cruche d’eau… » A quoi nous sert la pitié de M. Mill, si le remède qu’il propose est pire que le mal ? Mieux vaut notre liberté, avec ses ressources et ses défaillances, que le triste niveau d’une égalité tyrannique.

D’ailleurs il y a beaucoup d’illusion dans ces doléances. M. Mill examine en gros le résultat des inégalités sociales et les déclare injustes a priori, sans faire la part de la responsabilité individuelle. Il n’admet pas que beaucoup d’hommes deviennent les : artisans de leur destinée, soit en l’améliorant, soit en la rendant pire. Le sombre tableau qu’il nous montre n’est même pas fidèle ; on y voit la distance qui sépare les classes : de la société, mais non les liens qui les unissent. Cependant nous sommes accoutumés à compter parmi nos richesses nationales les capitaux des riches, les talens des habiles, et les membres les plus humbles de la communauté profitent indirectement de ces avantages : le mouvement des capitaux leur fournit du travail, le talent des entrepreneurs les en traîne dans le succès des grandes entreprises, et la concurrence, tant maudite par les écrivains socialistes, en excitant la production, multiplie les salaires. La nation ne fût-elle qu’une collection d’usines, il y aurait encore profit pour les plus déshérités à respecter le bien d’autrui.

C’est une fausse idée, malsaine, étroite, qui fait consister le bonheur de chaque homme à n’en pas voir de plus heureux que lui ; on appauvrit les riches et on n’améliore pas la situation des pauvres, car on arrête l’essor des grandes industries ; reste le triste avantage de rabaisser tous les citoyens à une commune médiocrité. Il est bien permis de regretter aussi, avec le refroidissement du travail, les bienfaits perdus de l’inégalité. En effet, l’état n’est pas seulement un dispensateur et un contrôleur qui maintient l’équilibre entre les particuliers. Son rôle est plus relevé, sa mission plus haute, c’est une personne qui a des qualités et des défauts, mesurés sur le mérite des citoyens ; chacun d’eux conspire à la grandeur de la communauté, chacun profite, grâce à l’échange des idées et au commerce des mœurs, des qualités nationales qui sont nos titres de gloire dans le concert des peuples. Cette splendeur, dont l’éclat rejaillit sur le plus humble, la nation l’emprunte aux nobles loisirs des classes aisées, elle la doit aux études persévérantes des artistes et des savans, dont l’inspiration et le labeur deviendraient