Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/961

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

met en rapport avec toutes les forces de la nature ; on ne voit là aucune loi nécessaire et primordiale qui serait établie au profit d’un être de raison et au détriment d’êtres en chair et en os. La société doit son empire sur le monde à la persévérance des citoyens ; c’est grâce à leur énergie, très inégale chez chacun, qu’elle achève lentement cette conquête. Elle aura beau proclamer qu’elle est maîtresse et souveraine d’un sol inculte ; tant que les particuliers n’auront pas défriché peu à peu le paradis qu’elle leur promet, sa royauté sera vaine. Quand les États-Unis d’Amérique ont déclaré qu’ils comprenaient dans leurs frontières d’immenses déserts encore stériles, ont-ils rien changé à la nature des choses ? Ont-ils acquis un droit sur les steppes et sur les forêts ? Ils ont seulement annoncé qu’ils protégeraient les droits du nouveau colon, et qu’au besoin ils étaient assez forts pour imposer leur protection au colon réfractaire ; mais le territoire n’entrera réellement dans la confédération qu’après avoir été défriché et sous la forme de la propriété privée.

Les socialistes ne peuvent se passer de l’intermédiaire des individus ; seulement ils acceptent la peine et marchandent la rémunération. Si leurs doctrines séduisent la foule, outre les passions qu’elles fomentent, elles ont pour elles certains abus de langage et des erreurs d’imagination. Comme l’influence de l’état se fait sentir partout, on lui reconnaît facilement un droit supérieur sur le territoire ; ce qui n’est à personne est à l’état : les fleuves par exemple sont censés lui appartenir, parce qu’il s’est réservé la pêche et la navigation. Ensuite l’image de la patrie s’offre à nous sous l’aspect de la terre et des accidens qui nous sont familiers, et nous confondons trois choses différentes : le sol, la patrie et l’état. Rien de mieux quand nous voulons, en face de l’étranger, résumer par une image saisissante tout ce qui nous rattache à la communauté nationale ; l’horizon où nous avons vécu, les qualités, le langage et les mœurs qui nous sont communs, le gouvernement qui veille aux intérêts de l’association, tout cela ne fait qu’un à nos yeux, et prend à l’heure de l’action les traits d’un type idéal. Alors ce n’est pas illusion, c’est vérité, puisque ces faits différens conspirent au même résultat ; mais quand on règle les droits de chacun et les rapports de l’état avec les particuliers, il faut descendre des hauteurs de l’idéal et décomposer le type qu’on s’était formé : ce qui était unité nationale en présence du monde ne serait plus, que confusion et chaos à l’intérieur. L’état doit laisser à l’initiative des particuliers les qualités qui forment le caractère et les mœurs de la patrie ; quant au sol et aux agens naturels, il les atteint seulement par l’entremise des citoyens. L’association est faite avant tout pour protéger l’indépendance de ses membres et pour leur en