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Dans le vivier où l’on engraisse les gros turbots pour la vente, on en voit bien çà et là quelques-uns dans l’eau qui nagent, et on croit d’abord que ce sont les seuls hôtes du bassin ; mais que l’on jette un appât aimé, tel que des têtes de sardines salées, on aperçoit aussitôt tout le fond du bassin, ce qu’on prenait pour-la terre même, s’ébranler et venir au devant du régal.

Ces changemens de couleur du turbot se font en quelques minutes quand l’animal est dans de bonnes conditions, c’est-à-dire qu’il a depuis peu de temps changé déjà plusieurs fois, car l’habitude a là, comme en tout autre fonction, son empire. L’animal vit-il depuis quelque temps déjà confiné sur le sable, il devient paresseux sous ce rapport ; son pigment, longtemps rétracté, ne s’étale que difficilement ; il faudra trois jours, quatre jours pour que l’animal prenne la teinte du fond brun, au lieu de deux ou trois heures qui suffisent quand il a souvent l’occasion de changer. On s’occupe beaucoup actuellement en Angleterre d’une particularité curieuse que présentent certains animaux, sur laquelle les doctrines soutenues par M. Darwin ont appelé un regain d’attention. Nous voulons parler de cette ressemblance extraordinaire qu’affectent certains êtres avec les objets inanimés au milieu desquels ils vivent. Il y a une sauterelle de l’Afrique méridionale, le trachypetra bufo, qui singe un caillou à s’y méprendre, et dont la couleur varie même d’un canton à l’autre avec la nuance du sol pierreux ; mais l’exemple le plus fameux en ce genre est certainement celui d’un insecte des Indes dont les ailes ressemblent absolument à des feuilles : elles en ont la dimension, la couleur, avec l’apparence des nervures. L’imitation va jusqu’à des taches qui reproduisent exactement les petits accidens que font sur les feuilles la piqûre de certains insectes ou la rouille de l’oïdium, au point qu’on pourrait croire tout d’abord l’aile attaquée par les mêmes champignons. Les zoologistes ont donné le nom de mimétisme à ces singulières ressemblances. On peut dire que les poissons changeans à la manière du turbot offrent une variété de mimétisme qui ne porte, il est vrai, que sur la couleur, mais qui a l’avantage d’une instabilité qu’on ne trouve pas dans l’autre, en sorte que, partout où se pose l’animal, il offre une modification temporaire analogue à cette ressemblance invariable de la sauterelle africaine et de la mouche-feuille indienne avec le milieu où elles vivent. Il est possible que ces changemens temporaires, influencés à leur tour, comme on l’a vu, par l’habitude, puissent devenir à la longue, quand les circonstances extérieures ne changent plus, l’origine de ces imitations persistantes qui constituent le mimétisme proprement dit.