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aux belles prairies, qu’elle aurait mérité de garder. Ce fut sa dernière étape. Ses prédications touchèrent l’âme de la fille du chef des Santones, que la légende nomme Estelle ; la jeune Gauloise se convertit au christianisme, et, sur la découverte de cette conversion, son père fit mettre à mort le pieux séducteur. Il me semble qu’à travers cette histoire on aperçoit assez bien la réalité de l’aventure et le caractère des deux principaux personnages. Un Grec civilisé, à la langue éloquente, possédé de l’instinct aventureux de sa race, riche de ses dons subtils, et une jeune Gauloise naïve, enthousiaste, sont en présence; l’apôtre s’attaque directement avec une sainte adresse à l’influence féminine la plus puissante du pays, parce que son exemple doit nécessairement entraîner la conversion d’un plus grand nombre de païens et de païennes, et la Gauloise, captivée par l’enchantement de la parole, est convertie au christianisme par les suggestions de son cœur. Ce qui peut faire croire qu’il y eut là en effet une sainte aventure d’amour, c’est que la tradition populaire, ou si l’on veut la superstition rustique, par la forme de dévotion particulière qu’elle continue d’attacher à la mémoire d’Estelle, semble incliner vers cette interprétation. Sainte Estelle est la patronne invoquée de toutes les belles filles de la Saintonge qui sont pressées de trouver un mari. Quand ce désir les agite, elles ne manquent jamais d’aller à une source qui coule dans l’enceinte même des arènes de Saintes, et de jeter dans le bassin de pierre qui reçoit l’eau de cette source de petites pièces de monnaie ou d’autres menus objets; celles dont les dévotions sont agréées sont mariées dans le cours de l’année. Lorsque je visitai les arènes de Saintes, j’y trouvai un photographe qui audacieusement lavait ses plaques de métal dans l’eau de cette source, et comme je lui demandai si ce n’était pas là la fontaine de sainte Estelle : « Oui, me répondit le profane, il y a des épingles qui en font foi. » Je ne sais si la tradition populaire attribue la même puissance à saint Eutrope; tout ce que je puis dire à cet égard, c’est que pendant que j’errais dans la très belle crypte de l’église de Saintes, qui lui est dédiée, je fus très surpris d’apercevoir une jeune personne agenouillée au coin du tombeau où fut, dit-on, déposé le corps du saint, et priant avec une singulière ferveur. Si sa prière avait pour but de trouver un mari, j’espère qu’elle aura été exaucée, car elle méritait d’être entendue autant pour sa gentillesse que pour son recueillement.

Comment le souvenir d’Eutrope, qui est le patron de Saintes, se trouve-t-il à Sens? Probablement par la même raison qui a fait donner le nom de saint Savinien, patron de Sens, à une localité de Saintonge célèbre par ses prairies, — lesquelles sont en effet si belles que je n’en ai vu de pareilles que dans deux admirables pay-