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l’industrie moderne, il n’en est pas de plus graves que celles que causent les brusques variations amenées dans le personnel des ateliers par suite des fluctuations des commandes. Si ces variations sont inévitables, on pourrait du moins en adoucir l’effet dans certains cas; toutefois c’est là un domaine où la loi ne peut pas et ne doit pas intervenir. Forcer les entrepreneurs et les ouvriers à signer d’autres conventions que celles qui leur paraissent avantageuses pour leurs intérêts respectifs serait porter une atteinte grave à la liberté de l’industrie. En donnant une sanction pénale aux engagemens, la loi dérogerait encore d’une façon regrettable au droit commun : rien n’autorise à établir une distinction entre le marché du travail et celui des autres valeurs. D’ailleurs cette sanction serait une garantie purement illusoire ; on s’arrangerait pour ne pas violer ouvertement le contrat, mais pour forcer la partie adverse à consentir à une résiliation. Tous ceux qui ont quelque expérience de la vie d’atelier sentiront combien un tel contrat devient inefficace quand l’un des contractons est en humeur de le rompre. Un ouvrier qui voudra quitter l’atelier ne pourra jamais y être retenu. Il a mille moyens de rendre sa présence intolérable; il travaille mal, il perd son temps et met le désordre parmi ses compagnons. Comment recourir à la loi pour punir ces fautes? Le patron n’a qu’un seul moyen d’action, c’est de rendre à l’ouvrier sa liberté; il le délie volontiers de tous ses engagemens pour le congédier. Ce qui est vrai dans le cas d’un ouvrier isolé l’est encore plus s’il s’agit d’une coalition : comment retenir par la force des ouvriers qui se sont concertés pour nuire aux intérêts du patron? Plus celui-ci chercherait à les conserver, plus il augmenterait ses chances d’être ruiné. « Je ne voudrais pas, moi, chef d’industrie, disait M. Morin de la Drôme dans la discussion de 1864, retenir, fût-ce un jour, fut-ce une heure, un ouvrier malgré lui. Les ouvriers forcés de travailler malgré eux travaillent trop mal. » Tous les patrons, nous le croyons, seront d’accord sur ce point. En leur donnant la faculté d’imposer à la main-d’œuvre des engagemens formels, on leur fournirait une arme bien inefficace. De leur côté, les ouvriers y gagneraient-ils une certaine sécurité contre le chômage? Ici encore il faut se défier des illusions. Un contrat garanti par une sanction pénale n’empêchera pas les patrons de congédier une partie de leur personnel, si les circonstances l’exigent. Dans les industries où l’importance des affaires conserve un niveau à peu près fixe, où par conséquent il est possible d’employer presque constamment un nombre de bras peu variable, le contrat sera respecté tant que la mauvaise conduite ou le travail défectueux de l’ouvrier ne forcera pas à le rompre ; mais alors on se serait bien passé d’un contrat, et le simple intérêt des deux parties y eût sup-