Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’action « le plaisir des yeux. » Est-ce un mauvais tour joué par l’antithèse à son jugement? n’est-ce qu’une fantaisie de l’expression? Ne le croyez pas. Cet étrange artiste ne voit dans le drame qu’un tissu de contrastes placés sous le regard de la foule. Par exemple, comment représente-t-il le combat intérieur de la reine qui s’éprend d’amour pour un inconnu, mais qui ne voudrait pas trahir son devoir? Il place à gauche un prie-Dieu aux pieds d’une statue de la Vierge, voilà le devoir, et à droite une lettre, un morceau de dentelle déchirée et sanglante sur une table, voilà l’amour; elle passe de ce côté à l’autre successivement. Est-ce là une situation dramatique ou simplement un contraste théâtral?

Poursuivons. Ruy Blas, affublé par son maître, l’homme noir, l’homme aux combinaisons infernales, du nom très noble de don César de Bazan, comte de Garofa, est devenu premier ministre en six mois, grâce à l’amour de la reine, amour que nous ne connaissons que par ouï-dire. Apparemment les deux amans ne se sont pas parlé. Le laquais homme d’état a passé ces six mois à monter les degrés du pouvoir et cependant à fuir la reine. Ils se rencontrent enfin au sortir d’un conseil de ministres, mais comment? Elle apparaît quand il a renvoyé les conseillers. Elle sort d’une cachette pratiquée dans le mur, comme d’elle seule; les murs de M. Hugo sont toujours à surprise. Elle arrive après le discours patriotique dont nous avons parlé, occasion propice pour déclarer son amour. Dans la vie ordinaire, disons mieux, dans la vie humaine, et c’est là une de ses beautés, l’amour ne se croit jamais sûr, même dans une reine, surtout dans une reine. Songez-y, qu’a-t-il fait cet homme pour lui persuader qu’il l’aime? Il a mis des fleurs bleues sur un banc, il a risqué un billet et laissé un bout de dentelle sanglant; pauvre jeune homme! il s’est égratigné la main aux pointes de fer du mur, grande preuve d’amour pour une reine! Après cela, elle n’a pas même besoin de l’entendre. Sans doute il y a de nobles cœurs de femme qui s’éprennent d’amour pour le génie, pour la grandeur du caractère, encore faut-il qu’elles se sachent aimées. La reine au moment où elle sort de sa cachette pour faire sa déclaration n’en sait vraiment pas le premier mot. Son ministre fait avec elle assaut de protestations amoureuses. Il a du génie parce qu’il l’aime.

Et que pour la sauver il sauverait le monde!


un vers qui est vaste assurément, mais qui contient peu de sens. Après de telles paroles, nous ne devons plus tant nous moquer des madrigaux qui remplissaient l’ancienne tragédie; mais les détails, qui d’ailleurs ne manquent ni d’esprit, ni d’imagination, ne doivent pas nous arrêter. Voilà l’unique scène d’amour d’une pièce dont l’amour est le pivot : elle est motivée par un beau discours de politique prononcé par un laquais qui vient de rejeter la livrée, voilà le contraste; elle est amenée par un personnage qui sort du mur, voilà le coup de théâtre. Est-ce bien là