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bruit d’une ruche entière, tantôt il appelait son Cosaque Maximka, et lui ordonnait, ou de lire à haute voix dans le seul livre qui eût jamais trouvé accès dans sa maison, le Travailleur au repos, de Novikof[1], ou de chanter quelque chose. Maximka, qui, par un étrange hasard, savait épeler les syllabes, se mettait à lire à tue-tête, en hachant les mots et mettant les accens tout de travers, ou bien il entonnait d’une voix de fausset très aiguë quelque chansonnette lugubre, dont les paroles restaient inintelligibles. Kharlof secouait la tête, discourait sur la fragilité des choses humaines, annonçait que tout se réduirait en poussière comme l’herbe des champs. Dans sa chambre, il avait accroché une gravure où se voyait une chandelle entourée de gros êtres joufflus qui soufflaient dessus de toutes leurs forces, avec cette légende : « telle est la vie humaine ; » quand l’heure de la mélancolie était passée, il la retournait contre le mur. Kharlof, ce colosse, craignait la mort ; toutefois, même au plus fort de ses accès de bile noire, il ne priait guère. Kharlof, il faut le dire, était peu dévot ; il allait rarement à l’église. À la vérité, il prétendait que les dimensions de son corps ne lui permettaient pas d’y aller, qu’il y occupait la place de trop de fidèles. L’accès se terminait d’habitude de la façon suivante : Kharlof commençait à siffloter, puis il ordonnait d’une voix de tonnerre qu’on fît venir son équipage. Quelques instans plus tard, on le voyait rouler dans le voisinage et agiter au-dessus de sa vieille casquette la main qui ne tenait pas les rênes, comme s’il eût dit : Le monde est à nous ! — Après tout, c’était un Russe.

Les hommes d’une grande force physique sont généralement d’un caractère flegmatique ; Kharlof au contraire s’emportait facilement. Personne n’avait le don de le mettre hors des gonds à l’égal du frère de sa défunte femme, un certain Bitschkof, être bizarre, moitié parasite et moitié bouffon, qui vivait chez nous, et qu’on avait dès sa plus tendre enfance surnommé Souvenir, de sorte qu’il était resté Souvenir pour tout le monde, même pour les domestiques, qui se contentaient d’ajouter à ce sobriquet son nom patronymique de Timoféitch. Je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Cet être chétif, qu’on se croyait en droit de mépriser, et auquel manquaient toutes les dents d’un côté, de façon que son mince visage ridé paraissait tordu, était toujours en mouvement, se glissait partout, tantôt dans l’appartement des servantes, tantôt dans la maison des prêtres, tantôt dans l’isba du starosta. On le chassait de partout, mais lui ne faisait que plier les épaules, cligner ses yeux louches, et riait d’un

  1. Le Travailleur au repos, recueil périodique, Moscou 1785. L’auteur de ce recueil, Novikof, était le chef des illuminés de l’école de Saint-Martin.