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Nous nous saluâmes en silence. Evlampia n’était pas moins belle que sa sœur, mais dans un genre tout différent. De haute taille et fortement bâtie, tout en elle était grand, la tête, les membres, les mains, les dents, blanches comme de la neige, et surtout les yeux, qu’elle avait à fleur de tête, d’un bleu sombre et un peu chargés des paupières. Cette vierge monumentale était bien la fille de Kharlof. Sa tresse de cheveux blonds avait une telle longueur qu’elle était obligée de la rouler trois fois autour de son front. Elle avait une bouche charmante, d’une belle couleur purpurine et fraîche comme une rose. Quand elle parlait, sa lèvre supérieure se levait avec autant de naïveté que celle d’un enfant ; mais il y avait quelque chose de sauvage, presque de farouche dans le regard de ses yeux, qui se mouvaient lentement. — C’est une indomptée, un sang cosaque, disait Kharlof. — Au fond, elle m’intimidait ; cette colossale beauté me rappelait trop son père.

Je continuai donc mon chemin. Elle se mit à chanter d’une voix égale, forte et un peu rude, — une vraie voix de paysanne ; puis elle se tut brusquement. Je me retournai, et, du haut de la colline où. j’étais arrivé, j’aperçus Evlampia debout près du gendre de Kharlof, en face du champ où l’avoine avait été fauchée. Lui se démenait, gesticulait ; elle se tenait dédaigneusement immobile. Le soleil éclairait vivement sa figure, et la guirlande de fleurs agrestes qu’elle portait sur la tête bleuissait sous le rayon.

Je crois vous avoir déjà dit, messieurs, que ma mère avait jeté son dévolu sur un fiancé pour cette autre fille de Kharlof : c’était un de nos plus pauvres voisins, un major en retraite nommé Gavrilo Gitkof, homme déjà mûr, et, comme il le disait lui-même non sans orgueil, « battu et rompu. » À peine savait-il lire et écrire, et l’esprit n’était pas chez lui au-dessus de l’instruction ; cependant il avait le secret espoir d’être un jour intendant-général des biens de ma mère, car il sentait en lui le génie d’un exécuteur d’ordres[1]. — Pour d’autre chose, disait-il, je ne veux pas me vanter ; mais pour ce qui est de compter les dents des paysans, je possède cette science-là jusque dans ses dernières finesses. C’est dans l’état militaire que j’ai eu l’occasion d’en faire un apprentissage approfondi. — Si Gitkof eût été moins sot, il aurait compris qu’il n’avait précisément aucune chance d’arriver à cette place d’intendant, car il aurait fallu d’abord écarter l’intendant titulaire, un certain Lizinski. Polonais très entendu et très ferme, en qui ma mère avait toute confiance. Gitkof avait un long visage de cheval, couvert d’un duvet de poils jaunâtres qui partait de dessous les yeux. Par les plus grands froids, ce visage était inondé de gouttelettes de sueur.

  1. C’était la grande qualité requise sous l’empereur Nicolas. Avec elle, on était sûr d’arriver à tout.