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— As-tu présenté ta requête ?

— Je l’ai présentée, et la cour du gouvernement y a fait droit, et le tribunal du district a reçu l’ordre, et la délégation temporaire dudit tribunal a déjà fixé le jour de son arrivée.

Ma mère sourit. — Je vois, Martin Pétrovitch, que tu as pris toutes les mesures… Avec quelle célérité ! Il est probable que tu n’as pas épargné l’argent.

— Je n’ai rien épargné, madame.

— C’est ton affaire. Seulement pourquoi disais-tu que tu venais me consulter ? Eh bien ! Dmitri peut aller. Et j’enverrai aussi Souvenir, et je dirai encore à Lizinski de s’y rendre. Tu n’as pas invité Gavrilo Fedoulitch ?

— Gavrilo Fedoulitch,… le sieur Gitkof,… est pareillement averti de ma part. Il doit venir… comme fiancé.

Kharlof avait évidemment épuisé la dernière réserve de son éloquence. De plus je croyais avoir remarqué qu’il voyait d’un œil peu bienveillant le mari que ma mère destinait à sa seconde fille. Peut-être rêvait-il un parti plus avantageux pour sa chère petite Evlampia.

Il se leva lentement de sa chaise et frotta le parquet du pied. — Grand merci pour votre consentement, dit-il.

— Où vas-tu donc ? reprit ma mère. Attends, je vais te faire donner à déjeuner.

— Grand merci, répéta Kharlof ; mais je ne puis, il faut retourner à la maison. — Il s’avança à reculons vers la porte et allait la franchir en se mettant de côté suivant son habitude…

— Attends, attends, s’écria ma mère. Vraiment tu donnes ainsi tout ton avoir à tes filles, sans aucune réserve ?

— Assurément, sans réserve.

— Et toi, où vivras-tu ?

Kharlof agita ses bras en l’air. — Où je vivrai ? mais dans ma maison, comme j’ai fait jusqu’à présent. Quel changement voulez-vous qu’il y ait ?

— Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de ton gendre ?

— C’est de Volodka que vous daignez parler ainsi, de cette guenille-là ? Mais je le ferai marcher comme je voudrai. Quel pouvoir a-t-il ? Et quant à elles, à mes filles, elles doivent jusqu’à ma mort me nourrir, m’abreuver, m’habiller, me chauffer… N’est-ce pas leur devoir, et le plus sacré ?

— C’est en effet leur devoir, reprit ma mère ; seulement, Martin Pétrovitch, excuse-moi : ton aînée est une orgueilleuse, chacun le sait ; et ta seconde aussi a un regard de loup.

— Natalia Nicolavna, s’écria Kharlof, que dites-vous là ? bon Dieu ! Quoi ?.. qu’elles… que mes filles… manquent à l’obéissance !.. Pas