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d’un déjeuner arrosé d’eau-de-vie. En revanche, son voisin le procureur, personnage efflanqué, au maigre visage traversé par des favoris qui allaient du nez aux oreilles, semblait prendre une part sérieuse à la cérémonie qui se préparait ; ses yeux ne quittaient point le maître de la maison. Souvenir prit place à ses côtés et se mit à lui parler à l’oreille après m’avoir prévenu que c’était le premier franc-maçon de toute la province. Je m’assis près de Souvenir, Lizinski près de moi. Sur le visage du Polonais affairé se lisait le dépit que lui causait ce dérangement, cette inutile perte de temps. — Oh ! ces Russes, ces seigneurs russes avec leurs ridicules caprices ! semblait-il se dire.

Quand nous eûmes tous pris place, Kharlof se redressa de toute sa hauteur, promena sur l’assistance un regard allier, poussa un soupir bruyant et commença ainsi : — Je vous ai invités, mes seigneurs, voici à quel propos. Je deviens vieux, les infirmités m’accablent, j’ai déjà reçu un avertissement, et l’heure de la mort, vous le savez tous, s’approche de nous comme un voleur dans la nuit. N’est-ce pas, mon père ? ajouta-t-il en s’adressant au prêtre.

— Certainement, répondit l’autre d’une voix cassée et secouant sa barbe.

— En conséquence de quoi, continua Kharlof en élevant soudain la voix, comme je ne veux pas que cette mort me prenne au dépourvu, moi, esclave de Dieu… — Et il répéta mot à mot la phrase qu’il avait dite l’avant-veille à ma mère. — Conformément à cette décision que j’ai prise, continua-t-il en forçant encore la voix et en frappant de la main les papiers étalés sur la table, cet acte formel a été dressé, et les autorités compétentes ont été requises, et vous allez entendre point par point toutes mes volontés. J’ai régné assez comme cela. — Kharlof posa sur son nez ses lunettes en fer, et, prenant une des feuilles déposées sur la table, en fit ainsi la lecture ; — Acte de partage des biens appartenant au caporal en retraite et gentilhomme d’ancienne race Martin Kharlof, rédigé par lui dans la plénitude de ses facultés et de son libre arbitre, où sont déterminées avec exactitude les parts afférentes à ses deux filles Anna et Evlampia,… saluez ! — elles saluèrent, — et de quelle façon les serfs et autres cheptels sont répartis entre les dites filles, manu propria

— C’est son papier à lui, dit l’ispravnik à Lizinski avec son éternel sourire. Il veut en faire lecture pour la beauté du style. Quant à l’acte légal, il est rédigé dans les formes, et sans toutes ces fleurs de rhétorique ! — Souvenir allai ! ricaner…

— Oui, mais conformément à mes volontés, — s’écria Kharlof, auquel n’avait pas échappé la remarque de l’ispravnik.

— Sans doute, en tout point, reprit ce dernier d’un ton à la fois