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s’était passé. Elle m’écouta jusqu’au bout et hocha souvent la tête. — Cela ne promet rien de bon, dit-elle ; je n’aime pas toutes ces innovations.

Le lendemain, Kharlof vint dîner chez nous. Ma mère le félicita sur l’heureuse terminaison de l’affaire qui l’avait occupé. — Tu es maintenant un homme libre, et tu dois te sentir plus léger.

— Certainement, je me sens plus léger, répondit Kharlof d’un air qui disait tout le contraire. Rien ne m’empêche maintenant de penser à mon âme et de me préparer à l’heure de la mort.

Ma mère se mit à parler des incidens de la veille. — Oui, oui, dit Kharlof, l’interrompant ; il s’est passé quelque chose… de peu grave. Seulement… voici ce que j’ai sur le cœur, ajouta-t-il après avoir hésité un peu. Les vaines paroles de Souvenir ne m’ont pas troublé hier, ni celles de M. le procureur ; celle qui m’a troublé, c’est…

Ici Kharlof se tut. — Qui donc ? demanda ma mère.

Kharlof la regarda fixement. — Evlampia.

— Evlampia ? ta fille ? Comment cela ?

— Madame, elle était de pierre, une vraie statue ! Elle ne sent donc rien ? Anna, sa sœur, à la bonne heure : elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’est une fine mouche ;… mais Evlampia !.. Elle a toujours été… à quoi bon cacher ma faute à présent ?… ma préférée. Comment n’a-t-elle pas eu pitié de moi ? Comment ne s’est-elle pas dit : — Il faut qu’il soit bien mal, qu’il ne se sente plus de ce monde, pour qu’il nous donne tout ce qu’il a ? — Elle est de pierre. Pas un mot, pas un regard ; elle salue jusqu’à terre, mais sans reconnaissance.

— Attends un peu, repartit ma mère, nous lui ferons épouser Gavrilo Fedoulitch ; ça l’amollira.

Kharlof leva les yeux. — Vraiment, madame, vous comptez à ce point sur lui ?

— Sans doute.

— Allons, vous en savez plus long là-dessus que moi. Seulement n’oubliez pas ceci : Evlampia et moi, c’est le même caractère ; le sang cosaque, et le cœur comme un charbon ardent.

— Aurais-tu un cœur de cette espèce, mon père ?

Kharlof ne répondit rien ; il se fit un court silence. — Eh bien ! Martin Pétrovitch, reprit ma mère, comment penses-tu sauver ton âme ? Iras-tu faire un pèlerinage à saint Mitrophane[1] ou à Kief ? ou bien ici près, au couvent de Optino ? On dit qu’il vient de s’y manifester un moine d’une telle sainteté… Il se nomme Macaire. Jamais un pareil saint ne s’est vu. Il n’a qu’à regarder, il voit tous vos péchés à travers votre corps.

  1. Dont les reliques sont au couvent de Voronej.