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— Si elle se montre en effet une fille ingrate, reprit Kharlof d’une voix rauque,… il me semble qu’il me serait plus facile de la tuer de mes propres mains.

— Que dis-tu là, Seigneur Dieu ? s’écria ma mère. Reviens à toi. Voilà ce que c’est de ne m’avoir pas écoutée l’autre jour, quand tu venais me demander conseil. Maintenant tu vas te tourmenter au lieu de penser à ton salut, et ce sera bien inutilement, comme si tu voulais te mordre le coude. Tu te plains, tu as peur.

Ce dernier reproche sembla le piquer au vif. Tout son orgueil monta comme un flot ; il se redressa, renversa la tête en arrière, avança le menton. — Je ne suis pas de ceux, madame Natalia Nicolavna, dit-il d’un air sombre, qui se plaignent, qui ont peur. Je n’ai rien voulu de plus que vous exprimer mes sentimens comme à une bienfaitrice, à une personne que je respecte infiniment ; mais le Dieu tout-puissant sait, — il leva la main au-dessus de sa tête, — que le globe terrestre se brisera en morceaux avant que je manque à ma parole, ou que j’aie peur, ou que je regrette ce que j’ai fait. Et quant à mes filles, elles ne sortiront pas de l’obéissance dans tous les siècles des siècles !

Ma mère se boucha les oreilles. — Oh ! petit père, tu sonnes comme une trompette. Si tu es tellement sûr de ta lignée, grand bien lui fasse, et à toi aussi ; mais tu me brises la tête.

Kharlof s’excusa, poussa deux ou trois soupirs, et se tut. Il ne s’anima plus jusqu’au moment du départ. Il disait qu’il redoutait surtout de mourir subitement, sans repentir, qu’il voulait se faire une règle de ne plus se fâcher, car la colère gâte le sang et le fait monter à la tête ; puisqu’il avait renoncé à tout, à quoi bon se mettre en colère ? Que d’autres travaillent à leur tour, que d’autres s’échauffent le sang ! — Au moment de prendre congé de ma mère, il lui jeta un regard étrange, rêveur et interrogateur à la fois ; puis, tirant de sa poche par un brusque mouvement le volume du Travailleur au repos, il le lui glissa dans la main.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

— Lisez là, fit-il d’une voix brève, là où il y a une corne. On y parle de la mort. Je sens que c’est très bien dit, mais je n’y puis rien comprendre. Je reviendrai, et vous m’expliquerez ce que c’est. — Et Kharlof disparut derrière la porte.

— Ça va mal, ça va mal, dit ma mère, et, prenant le volume à l’endroit marqué, elle lut ce qui suit : — « La mort est un grand et important travail de la nature. Elle consiste en ceci, que l’esprit, étant beaucoup plus léger, plus subtil et plus pénétrant, non-seulement que les élémens de matière auxquels il est soumis, mais encore que la force électrique, se nettoie, se purifie d’une façon chimique, et ne cesse de tendre en avant jusqu’à ce qu’il rencontre un