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abrités, et les corbeaux avaient disparu. Tantôt le vent gémissait sourdement, tantôt il sifflait avec violence. Le ciel, voilé par des nuages très bas, et sans aucune percée de lumière, passait d’un blanc pâle à une couleur plombée plus sinistre encore ; la pluie, qui tombait sans cesse ni trêve, devenait à ce moment une véritable averse, et s’étalait sur les vitres en grosses larmes. Les arbres s’agitaient en désespérés ; bien qu’il n’y eût plus une feuille à leur prendre, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyait partout de grandes flaques d’eau parsemées de feuilles mortes, et de grosses bulles d’air, naissant et éclatant sans cesse, glissaient en tremblotant sur ces larges surfaces fouettées par la pluie. La boue des chemins était insondable ; le froid pénétrait dans les chambres, sous les vêtemens, jusqu’à la moelle des os. Le cœur se glaçait par je ne sais quelle crainte de ne jamais revoir ni soleil, ni couleurs.

Je me tenais immobile et rêveur devant ma fenêtre, et je me rappelle que tout à coup, bien que la pendule marquât midi, l’obscurité devint profonde autour de moi. Ce fut alors qu’il me sembla voir, traversant la cour, de la porte d’entrée au perron, quoi ? un ours, non pas à quatre pattes, mais comme on le représente quand il se dresse pour danser. J’en croyais à peine mes yeux. Si ce que j’avais vu n’était pas un ours, c’était un être énorme, noir et velu. Je cherchais encore à me rendre compte de cette apparition lorsqu’un bruit épouvantable retentit dans l’étage inférieur. Des voix s’élevèrent, des bruits de pas… Je descendis l’escalier en courant, et me précipitai dans la salle à manger. À la porte du salon, le visage tourné vers moi, se tenait, debout et comme pétrifiée, ma mère ; derrière elle se voyaient quelques figures de femmes effrayées. Le maître d’hôtel, deux laquais, le petit Cosaque, tous bouche béante, se pressaient à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle à manger, couvert de boue, déguenillé, tellement imprégné de pluie que de petits ruisseaux coulaient sur le plancher, se tenait à genoux, haletant, suffoqué, râlant, cet être monstrueux que je venais de voir traverser notre cour. C’était Kharlof. Je m’approchai, et j’aperçus, non pas son visage, mais sa tête, car il pressait de ses deux mains ses cheveux souillés de boue. Il respirait bruyamment, convulsivement ; on eût dit que quelque chose bouillait dans sa poitrine. Tout ce que je pus distinguer dans cette masse immonde, ce fut le blanc de ses petits yeux qu’il roulait avec effarement. Il était effrayant. Je me souvins aussitôt du visiteur qui l’avait comparé à un mastodonte. C’était bien l’aspect que devait avoir un monstre antédiluvien à peine échappé des griffes d’un autre monstre encore plus puissant qui l’aurait attaqué au milieu de la vase profonde des marais primitifs. — Martin Pétrovitch ! s’écria enfin ma mère en frappant dans ses mains ; est-ce bien toi ? Dieu de miséricorde !