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ver qu’un jour l’empire tombât en subissant la défaite. Pour la première fois, Rome remplace par une virile, mais amère prévision ses habituels dédains. Un changement moral s’accomplit. Il s’exprime tout d’abord par l’étonnement visible, par le sentiment de crainte incertaine et quelquefois de terreur qu’inspire la vue de cet autre univers se révélant au-delà du Rhin. L’imagination romaine ne s’était jamais montrée si attentive aux impressions de la nature : c’est qu’à ces impressions, jadis indifférentes, se mêle désormais un grave soupçon de l’avenir. Essayons de nous rendre compte de cette ouverture des esprits qu’une secrète angoisse accompagne. Voyons les âmes romaines, au seul aspect physique de ces vastes régions jusqu’alors inconnues, s’ébranler, devenir anxieuses, et chercher dans le mystère d’un nouveau climat et de nouveaux horizons les indices d’obscures destinées.

A un tel examen se rattache d’ailleurs une autre recherche d’un intérêt très général et très élevé. On se rappelle quel grand objet Alexandre de Humboldt s’est proposé dans son Cosmos. Il a voulu suivre l’esprit humain prenant possession, feuillet par feuillet, du livre du monde. A mesure que la nature créée s’est laissé arracher quelqu’un de ses secrets, ou bien qu’elle a permis d’entrevoir quelque rayon de sa beauté, des témoins se sont rencontrés pour transmettre à la fois la peinture de cette vue nouvelle et celle de l’impression par eux ressentie. C’était le poète chantant la jeunesse du monde, le géographe retraçant de lointains rivages, le voyageur décrivant les régions où il avait pénétré le premier, le naturaliste étudiant des animaux ou des plantes inconnus, l’astronome découvrant des astres encore sans nom. Humboldt a entrepris de recueillir chacun de ces témoignages, comptant retrouver ainsi, pour chaque grande scène, la fraîcheur du premier aspect et la joie de la première découverte, comptant jouir à la fois et de la nature et du génie humain dans quelques-unes de leurs plus pures manifestations. Ceux-là mêmes qui, faute de connaissances spéciales, n’ont lu que son admirable second volume diront assez s’il n’a pas merveilleusement réussi. Linné, dans le secret de son cabinet de travail, penché sur une fleur qu’il étudie, découvre une loi de la botanique, et, se relevant, s’écrie : « J’ai vu passer Dieu omnipotent, omniscient! » Humboldt, lui, en réunissant de tels hommages comme des chants épars, a reconstitué l’hymne continu de l’humanité reconnaissante au souverain créateur. De cette histoire du curieux développement de l’idée du cosmos le livre de Tacite, éclairé par les témoignages analogues de ses contemporains, est toute une page, d’un grand prix et d’un suprême intérêt.