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même presque jusqu’au pied des Dofrines. Ce que Tacite avait dit de l’Océan calédonien, il le répète de celui qui baigne la Germanie : « mer paresseuse et presque immobile, mare pigrum ac prope immotum. » Il ajoute cette fois : « Océan immense, et dont les navires venus de nos contrées n’abordent que rarement le courant contraire, immensus ultra utque sic dixerim adversus oceanus. » Il n’est pas facile de saisir nettement ce que Tacite veut exprimer par ce mot : adversus oceanus ; il paraît avoir pensé que la masse des eaux venant du nord afflue sur les côtes de la Germanie par un courant semblable à celui des fleuves, et pénible à remonter pour un vaisseau venant du sud; mais il est très loin, bien entendu, de soupçonner les vrais courans, particulièrement ceux du gulf-stream. En tout cas, nul de ces traits ne serait à négliger pour qui voudrait reconstituer l’histoire des sciences naturelles chez les anciens.

Une fois agitées, ces mers passent pour avoir de terribles tempêtes. Il faut certainement compter au nombre des plus belles pages de Tacite celle où il a décrit l’orage qui assaillit la flotte de Germanicus au sortir de l’Ems : Humboldt nous dit qu’il ne la relisait jamais sans un certain ravissement; elle mérite cet hommage parce qu’elle est une admirable peinture à la fois pittoresque et morale. C’était vers l’automne de l’année 16 après Jésus-Christ. Germanicus venait d’achever la brillante campagne qui, dans les champs d’Idisiavisus, sur la rive droite du Wéser, avait vengé le désastre subi naguère par Varus. Une partie des légions s’étaient acheminées par le continent vers leurs quartiers d’hiver; le reste avait dû s’embarquer avec le général, et gagner la Mer du Nord par l’Ems et le golfe du Dollart, pour rentrer dans la province de Germanie inférieure par les canaux de Drusus, le lac Flévo et le Rhin.


« D’abord la mer fut tranquille, dit Tacite; on n’entendait que le bruit des rames et le frémissement des voiles qui faisaient mouvoir ces mille vaisseaux. Tout à coup d’épais nuages, amoncelés, se fondent en grêle; les vents soufflent de toutes parts et tourmentent la vague, on n’y voit pas autour de soi; les pilotes ne peuvent plus gouverner ;… le vent du sud, le terrible Auster, est seul maître du ciel et des eaux. Il saisit les navires, et les disperse en pleine mer ou vers des îles qu’environnent des rocs escarpés ou des bas-fonds dangereux. On avait d’abord évité ces périls, non sans peine; mais, quand le changement de la marée conspira avec la direction du vent, il ne fut plus possible de jeter les ancres, et il n’y eut plus assez de bras pour épuiser l’eau qui entrait de toutes parts. Il fallut livrer à l’abîme chevaux, bêtes de somme, même les armes, afin de soulager les bâtimens qui menaçaient de s’entr’ouvrir et de s’affaisser sous le poids des vagues. Autant l’Océan dépasse en vio-