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tout lui est odieux de la Germanie. Ne lui faut-il pas, dès le début des Annales, mentionner et expliquer le triste renom des marécages situés entre les bras du Rhin ou sur les deux rives du bas Eyder ? Au travers de ce qu’on appelle aujourd’hui le marais de Burtange, sur la frontière nord-est de la Hollande actuelle, les premiers Romains entrés en Germanie avaient dû jeter une de ces constructions comme on en retrouve encore dans la Westphalie et en France même, partout où les soldats de Rome ont eu besoin de traverser des régions noyées. Joignant aux expéditions militaires les grands travaux nécessaires aux communications, ils ont établi dans ces marais des chaussées composées de rondelles de bois assez peu pesantes pour ne pas s’enfoncer à l’excès dans la vase. Les débris de ces constructions sont désignés de nos jours sous le nom ordinaire de Ponts longs. Ceux de Burtange n’avaient pas longtemps résisté, et Tacite nous décrit la désastreuse retraite que Cécina dut opérer en de tels lieux. L’étroite chaussée, rompue çà et là, était jetée sur un terrain boueux que d’innombrables ruisseaux empêchaient de se fixer ; des deux côtés, à peu de distance, s’élevaient des collines occupées par des bois. L’habile Arminius, chef des Germains, avait pris possession de ces fourrés, d’où il pouvait aisément assaillir ou inquiéter son ennemi. En vain celui-ci essayait-il d’élever quelques digues pour détourner les eaux du marécage. Arminius, des hauteurs, dirigeait vers le vallon de nouvelles eaux qui ruinaient toute protection et toute défense. Il faut lire dans Tacite le tableau de la nuit qu’on passa en présence. Du côté des barbares, certains du triomphe, des chants d’allégresse ou de terribles menaces que les échos des montagnes rendaient plus sinistres en les répercutant ; « chez les Romains au contraire, des bivouacs aux feux languissans, des paroles entrecoupées, les soldats étendus çà et là le long des palissades ou errans le long des tentes, veillant par pure insomnie bien plutôt que par consigne ou de leur propre volonté. » Leur chef, le vieux Cécina, en était à sa quarantième campagne. Accoutumé aux disgrâces de la guerre, il ne s’étonnait de rien. Il eut toutefois pendant cette nuit un songe affreux. Il crut voir ce même Varus dont le désastre, quelques années auparavant, avait tant humilié Rome, se lever tout sanglant du fond de ces marais, l’appeler et lui faire signe de le suivre. Arminius, quant à lui, comptait renouveler sa victoire ; on l’entendit, quand il fit sonner la charge, crier à ses soldats, en leur désignant le chef romain : « Celui-ci encore est Varus ! Voici ces mêmes légions que les destins nous livrent encore une fois ! » Tacite écrivait ce chapitre des Annales environ un siècle après la date de ces grands événemens. On peut juger, aux vives couleurs de ses récits, non pas seulement de son talent littéraire, — ce serait trop peu, — mais aussi de l’émotion patrio-