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de leur ancien ennemi : Pline rapporte que sur les bords du Rhin les officiers avaient grand’peine à empêcher leurs soldats de poursuivre une espèce de canards dont la plume faisait d’excellens oreillers et le foie d’excellens pâtés. On ouvrit les mines et les carrières du Siebengebirge et de l’Abnoba. Nul n’ignore enfin avec quel empressement les Romains voulurent jouir des abondantes eaux minérales qu’ils rencontraient dans le Taunus. La contrée se couvrit de villes florissantes, dont les ruines ou de précieux débris nous rappellent aujourd’hui l’ancienne richesse. Leurs inscriptions, qui subsistent en assez grand nombre, nous montrent particulièrement non pas un mélange des deux civilisations germanique et romaine, encore si inégales et si distinctes, mais déjà cependant l’admission de quelques divinités barbares en même temps que des divinités orientales et celtiques. L’Hercule Saxanus par exemple, qui n’est autre que le Sachsnot, c’est-à-dire Tyr ou Zio, mentionné par une célèbre formule d’abjuration à côté de Thor et d’Odin, figure sur les tombeaux romains de la région rhénane aussi bien que Taranus et Mithra.

C’était le présage de concessions presque involontaires et inconscientes marquant un changement dans les idées romaines. Deux siècles avant Jésus-Christ, Ératosthène l’Alexandrin professait déjà qu’on devait, non pas diviser les hommes en Grecs et barbares mais distinguer ceux qui font le bien de ceux qui commettent le mal. L’esprit grec, sur ce point comme sur tant d’autres, devançait les temps et marquait les cimes lointaines à atteindre. La Rome impériale n’en était pas là; toutefois son orgueil s’abaissait. Moins exclusive, moins égoïste qu’au temps de ses éclatantes victoires elle ressentait des scrupules, elle en venait à admettre qu’il y eût place pour l’indépendance de ces peuples étrangers, puisqu’ils ne se laissaient pas vaincre. Avec l’horizon visuel, comme il arrive d’ordinaire, l’horizon intellectuel et moral s’était agrandi. L’imagination romaine n’avait jamais été active ni féconde : on se rappelle ce proconsul dont parle Cicéron, qui, ennuyé des discussions philosophiques des Grecs et de leurs incessantes définitions du souverain bien, leur proposa de prendre jour pour un congrès où l’on arrêterait une solution définitive. L’imagination romaine avait toujours vu se placer entre elle et l’aspect direct de la nature le vieux panthéisme oriental qui, créant à sa manière tout un monde, cachait la réalité vivante. La mer agitée, c’était Neptune en courroux; dans certains tableaux de Pompéi, les rivages et les montagnes sont représentés par des personnages symboliques. L’ouverture du monde germanique, avec ses motifs d’étonnement et de terreur, rendit ce service aux esprits romains de les