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persécutent point les musulmans, ils trouvent bons les harems des émirs, ils mêlent l’architecture arabe à l’architecture gothique à Monreale, dans la chapelle Palatine. Jamais l’Angleterre n’eut besoin d’un Cervantes : dès le XVe siècle, la chevalerie y tombait sous le ridicule. Les guerres féodales ne se faisaient pas pour des idées, c’étaient des guerres agraires. La mort ne punissait pas assez la révolte, on y ajoutait la confiscation des biens. À qui donnait-on sa foi ? À celui-là seulement qui vous avait donné ou laissé une part du sol. On ne se battait point pour des intérêts lointains, des symboles, des mots ; on se battait pour des choses concrètes, des champs, des bois, pour la dépouille des vaincus.

Les compagnons normands, aventuriers heureux, amoureux de grand air et de chasse, eurent l’Angleterre entière pour parc. Les liens féodaux rattachèrent longtemps les conquérans à la France : il y avait là toujours ouvert un domaine admirable et presque sans bornes ; l’Angleterre ne fut pendant quelque temps qu’une province. Quand la France se leva contre ceux qu’elle appela des étrangers, quand elle sentit s’éveiller en elle la conscience obscure d’une nation, il fallut renoncer à cet héritage. C’est alors que la bataille en Angleterre devint plus terrible. La guerre des deux roses vint après la guerre de cent ans. Ce fut en réalité une longue lutte pour la possession du sol anglais ; conquérans et vaincus mêlèrent leurs rangs, se confondirent dans les luttes civiles. Ces âpres querelles attachèrent l’aristocratie normande, et la fixèrent définitivement à cette île, qui restait sa seule dépouille et sa richesse. Saxons et Normands n’eurent plus qu’un même destin, que des ambitions communes. Si l’Angleterre fit encore la guerre en Europe, ce fut moins pour faire des conquêtes que pour assurer son indépendance. Elle chercha longtemps encore à garder des positions, quelques têtes de pont en quelque sorte, sur le continent ; mais, désormais isolée, rivée à son île, l’aristocratie des conquérans devient de plus en plus étrangère à l’Europe, et dans cette terre lointaine le système féodal, mieux soustrait aux influences de l’empire, de l’Italie, du droit écrit, s’épanouit, se développe, se transforme en toute liberté, sous les seules influences du temps et des sourds instincts qui composent ce qu’on appelle la volonté chez les nations.

La souveraineté véritable appartient en tout pays à ceux qui possèdent la richesse, le capital, et aux temps barbares il n’y a guère d’autre capital que la terre. La conquête de Guillaume fut la dépossession de tout un peuple. Tant qu’il n’y eut en Angleterre d’autre source de richesse que la terre, l’aristocratie territoriale fut la seule souveraine du pays. L’esprit barbare ne se contente point d’un empire d’imagination, d’une royauté idéale et nuageuse ; il