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ture créa soudainement du sexe mâle un jour qu’elle voulut faire acte d’adresse virile. Telle fut à peu près l’histoire du chevalier d’Éon. Homme pendant la plus grande partie de sa vie, il devint femme subitement à l’âge de près de cinquante ans, et le resta jusqu’à sa mort. Colonel de dragons et chevalière à la fois, il passa longtemps pour avoir été l’amant de l’impératrice Elisabeth de Russie, et eut le singulier honneur d’être demandé en mariage par Figaro-Beaumarchais. Ne cherchez cependant l’explication de ce mystère dans aucune de ces métamorphoses qui ont rendu célèbres les noms de Salmacis et de Narcisse, et qui furent chantées par Ovide. Une mascarade diplomatique jeta la semence de cette destinée baroque que les nécessités d’un secret royal développèrent et firent éclore vingt ans après.

Ce fut à la suite d’un bal masqué où d’Éon avait consenti avec une étourderie coupable à jouer le personnage principal dans une mystification qui pouvait le conduire à la Bastille pour le reste de ses jours que le roi Louis XV eut de son côté l’idée passablement audacieuse de le dépêcher sous un costume de femme à l’impératrice Elisabeth, afin de renouer sous main les relations diplomatiques rompues depuis les affaires de La Chétardie et de Lestocq, et de décider la souveraine à se joindre aux cours de Vienne et de Versailles contre Frédéric II. Certainement il faut renoncer à juger le XVIIIe siècle selon les règles de la morale ordinaire, car on ne sait dans cette première aventure ce que l’on doit le plus admirer de l’étourderie du sujet ou de la légèreté du monarque. La mystification dans laquelle d’Éon avait consenti à jouer un rôle consistait à le faire prendre pour une femme par le roi ; elle échoue heureusement, et Louis XV, qui n’en sait rien, s’avise subitement de jouer à une souveraine la même plaisanterie pour laquelle il eût envoyé dix minutes auparavant le mystificateur en exil ou en prison, s’il l’eût découverte ou mal prise. D’Éon consentit à cette nouvelle mascarade, plus dangereuse encore que la première, et, à peine échappé à la perspective de la Bastille, le voilà qui affronte la perspective des mines et de la Sibérie avec cette audace sanguine qui caractérisa tous les actes de sa vie, et le fit se charger de toutes les entreprises les plus téméraires, courage tout de tempérament, fait de chaleur physique et de confiance instinctive en sa force, qui le sacre vrai fils de la Bourgogne.

Ce qu’il y a de fort singulier dans cette première aventure, c’est que, lorsqu’il y consentit, d’Éon n’était déjà plus dans cet âge où l’on peut jouer de tels rôles sans péril, car il avait près de trente ans; mais sa beauté d’une gentillesse féminine et son visage, qu’il semble avoir conservé vierge de toute pilosité pendant toute sa vie,