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dignation qui, dans beaucoup de cas, sont fort mal inspirées. L’histoire du XVIIIe siècle nous est encore imparfaitement connue, et certaines de ses parties sont comme scellées d’un cachet occulte qui ne sera jamais bien levé. Nous en avons cité un exemple à propos du monument du dauphin à Sens, en voici un second non moins singulier. Que n’a-t-on pas dit et écrit sur la coupable indifférence de Louis XV, sur son oubli complet de ses devoirs de roi, sa légèreté égoïste, etc.! Quoi cependant, si l’on prenait souvent pour de l’indifférence le calme désespoir d’un souverain qui, se sentant sombrer, s’arrange pour mourir sans prononcer un seul mot? Quoi, si cette légèreté égoïste n’était autre chose que l’aveu amer de l’impuissance et de l’isolement? Ses bons mots sont cités d’ordinaire comme des exemples de frivolité cynique et d’apathie; pour nous, nous y avons toujours vu percer le découragement le plus profond et le dégoût le plus complet. Dirai-je toute ma pensée? Louis XV me paraît à son époque le type le plus parfait du misanthrope; personne ne le fut à ce degré au dernier siècle, pas même Jean-Jacques Rousseau; seulement, au lieu d’être misanthrope avec des brusqueries plébéiennes, il le fut avec des formes de gentilhomme et de roi qui, donnant le change sur le mal dont il était atteint, firent nommer ce mal d’un nom qui n’était pas le sien. Tous les caractères de la misanthropie la plus accentuée sont là : la taciturnité morose, l’hébétement hypochondriaque, l’abandon de soi, les lubies sépulcrales et les manies lugubres, indice certain que la tristesse est logée à demeure fixe au fond de l’âme, l’incurable défiance et la préférence pour les voies secrètes. Toute sa vie, Louis XV agit comme s’il se sentait enveloppé par des ennemis invisibles, et qu’il fût obligé de se défendre contre eux avec des armes invisibles aussi, à la manière de ces Touaregs d’Afrique qui combattent voilés. Il n’était pas aussi indifférent qu’on l’a dit à ses devoirs de roi, mais il se cachait pour les remplir, comme s’il eût été persuadé qu’il en serait empêché, s’il s’avisait de s’en acquitter ouvertement. « Soyons roi sans qu’on en sache rien, » telle fut la devise de sa vie à partir de la mort de son ancien précepteur, le cardinal Fleury, le seul de ses ministres qui ait possédé sa confiance authentiquement et devant les yeux du public. Nous connaissons aujourd’hui la nature et la composition de ce ministère occulte, présidé par le roi et inconnu du cabinet officiel de Versailles, qui voyait souvent échouer ses combinaisons les mieux ourdies sans qu’il pût soupçonner où était caché le banc de sable qui faisait sombrer sa politique. Y avait-il donc un danger pour que le roi crût nécessaire de se cacher ainsi? et, s’il y avait un danger, quelle en était la nature? Nous ne nous chargeons pas de le deviner, mais