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en était bien autrement de la France, qui, dans la crise des nationalités européennes, ne se sentait pas un intérêt direct, qui, n’en éprouvant point les besoins, n’en comprenait bien ni les tendances ni la force.

Le bras nous a manqué plus encore que la tête, et l’Allemagne a eu l’un dans M. de Moltke, comme l’autre dans M. de Bismarck. Ici encore ce n’était point hasard. Obligées de se faire une place dans le monde, territorialement petite et mal faite, évidemment incomplète et provisoire, la Prusse, depuis son origine, n’a eu qu’un souci : s’arrondir, s’achever, absorber l’Allemagne. — Toutes ses forces, toute son intelligence sont demeurées constamment tendues vers ce but ; avec une unité de direction que sa situation même lui imposait, et dont l’habitude des révolutions a depuis longtemps privé la France. La Prusse s’était donné une éducation civile et militaire, et pour ainsi dire un entraînement d’un demi-siècle ou mieux d’un siècle ou deux, depuis les jours du grand-électeur, de Frédéric-Guillaume et de Frédéric II. La France au contraire, à peu près faite et achevée territorialement depuis longtemps, s’adonnait tout entière à la conquête du progrès politique ou économique. La liberté, l’égalité, la richesse, étaient tour à tour ou en même temps le but suprême de ses efforts. L’esprit militaire avait cédé le pas à l’esprit industriel et pacifique ; il ne pouvait gagner à ses tendances bourgeoises ou démocratiques. Au lieu d’embrasser toute la nation, l’armée française ne comprenait qu’un nombre restreint de citoyens ; les classes les plus élevées par la richesse, donc aussi par l’instruction, par l’intelligence, demeuraient le plus souvent en dehors d’elle. Ainsi privée de l’élite de la nation, l’armée française se trouvait inférieure à la France, tandis que l’armée prussienne se recrutait de tout ce qu’il y avait de mieux né, de mieux élevé, de plus vivace dans la Prusse. Comme combattant, la France de la révolution, divisée en partis, sans discipline, sans unité morale, n’était pas moins inférieure à la Prusse encore à demi féodale, à la Prusse n’ayant qu’un roi et qu’un drapeau. La France était incapable de demeurer unie et fidèle à ses chefs dans les revers ; l’ennemi pouvait être sûr que l’émeute y achèverait la défaite. Chose qu’il ne faut point oublier, des deux pays, c’était le plus anciennement achevé, celui dont l’unité était faite depuis des générations, c’était la vieille France qui, devant l’ennemi, devait se montrer le moins un. Aux jours de la lutte, la Prusse devait tout avoir pour elle, un peuple admirablement discipliné, une armée supérieure à la fois par le nombre, par l’organisation et la science, et de plus l’élan de toute cette grande nation allemande avide de montrer sa force et fière de sa récente unité.

La Prusse de M. de Bismarck a en tout, l’intelligence et la force ;