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peut-être que le vladika poète, il avait pu se convaincre que le degré de civilisation où en est arrivé un peuple se mesure sinon à l’influence de la femme sur les affaires publiques, du moins au rang qu’on lui réserve au foyer conjugal. Rien n’était plus touchant que l’aspect de l’aimable intérieur dans lequel nous avions été introduits. La jeunesse a le don de tout embellir ; il semble qu’elle répande autour d’elle le parfum de ses espérances. En écoutant le prince, nous nous laissions gagner invinciblement aux illusions qu’avait fait naître la victoire de Grahovo, et, tout en prêchant la modération, nous en venions à comprendre que les vœux d’un peuple qui rompt ses entraves ne sauraient jamais être très modérés. Le Monténégro, il ne faut pas l’oublier, peut à peine, tel qu’il est constitué, nourrir ses habitans. Quand on est obligé de cultiver les céréales dans la moindre anfractuosité que présente la roche, au fond de ces puits sombres que visitent rarement les rayons du soleil, et où le blé apparaît comme quelque plante rare élevée dans un pot à fleurs, on est bien excusable de tenir opiniâtrement aux parcelles de terrain qu’après de longs combats on a pu reconquérir. On avait facilement obtenu du prince une suspension d’armes ; mais il eût cent fois mieux aimé recommencer la lutte que céder aux Turcs une seule de ses prairies. Les prairies pour les Monténégrins, ce sont des provinces.

Le grand office du prince au Monténégro ne consiste pas à commander l’armée, il consiste à rendre la justice. Chaque jour, le prince descend sur la place de Cettigné ; il y entend les causes et prononce les sentences. Toutes les sociétés ont commencé ainsi ; saint Louis sous son chêne, le bey de Tunis sur l’estrade de la grande salle du Bardo étaient également des juges. Il semble même que les peuples à l’origine des choses n’aient institué un pouvoir suprême que pour lui confier le soin de régler leurs différends ; les rois ont été les premiers arbitres. De là vient peut-être le caractère sacré dont l’opinion ne tarda pas à les investir. Toutefois ces juges, dont les décisions étaient sans appel, ont éprouvé le besoin d’éclairer leur conscience ; ils se sont entourés de conseillers. Le Monténégro a déjà son parlement. Composé des sénateurs que le prince a choisis parmi les chefs les plus considérables, ce conseil donnerait au besoin plus de force aux arrêts prononcés par le souverain ; mais il est sans exemple qu’on ait protesté contre une sentence rendue. On pourra au Monténégro tramer une révolte, conspirer la perte du prince, menacer secrètement ses jours ; on ne contestera jamais l’étendue de son pouvoir. Un prince dont les prérogatives seraient limitées ne serait plus un prince aux yeux des Monténégrins.

L’héritier des vladikas disposait en 1858 sans contrôle du produit des impôts, du revenu qu’il devrait aux libéralités des