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année ne s’était pas écoulée que la guerre ramenait les Turcs sur ses frontières. Une seconde campagne les conduisait jusqu’aux derniers contre-forts qui couvrent la vallée de Cettigné. Il était temps que l’Europe intervînt ; la diplomatie préserva le Monténégro de l’inévitable soumission qui eût annulé le plus précieux de ses titres à la suprématie future. Ce petit pays reste vierge de la domination turque. Le temps d’arrêt qu’il a subi dans son expansion n’est qu’un incident sans importance. L’avenir est aux races qui n’ont pas abjuré et qui croient aux retours de fortune, parce qu’elles n’ont pas cessé de croire en la justice de la Providence.

Je n’essaierai pas de contredire les philosophes qui prétendent que « la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-même, qu’on n’a pas besoin de la connaissance d’un Dieu pour la suivre ; » je n’en croirai pas moins cette doctrine tout à fait insuffisante pour entretenir dans les âmes le culte exalté de la patrie. Quand l’empire de Douschan et des Nemanja eut été effacé de la carte du monde, ce fut la religion et la poésie qui en conservèrent le souvenir dans la mémoire des hommes. Quelques milliers de bandits réduits à vivre de pillage devinrent, grâce à la persistance de leur foi, les gardiens du précieux dépôt de la nationalité serbe. Le sultan entrait alors en campagne à la tête de 500,000 hommes, il pouvait tirer de ses arsenaux plus de 600 pièces d’artillerie, envoyer devant lui, « pour faire le dégât, » 60,000 Arcangis et A0,000 Azapes. Le monde lui offrait peu de plaines assez vastes pour qu’il y pût asseoir ses camps et passer en revue son armée. Sans compter les troupes auxiliaires, les Tartares de la Bulgarie et les Tartares de la Crimée, les Circassiens et les Kurdes, il voyait chaque soir, à l’appel du muezzin, près de 100,000 spahis ou janissaires et plus de 200,000 Timariotes agenouillés le front dans la poussière, le visage tourné vers La Mecque. Qui eût osé penser que les successeurs de ce potentat en viendraient un jour à traiter de puissance à puissance avec un porcher de la Schoumadia et avec le chef indépendant du Monténégro ? Les plus grandes nations, les plus nobles races sont exposées à fléchir sous le poids de leurs discordes intestines. On les voit alors s’éclipser pendant de longs siècles. L’histoire ne nous offre que trop d’exemples de ces désastreux effacemens ; mais l’histoire nous apprend aussi que ces nations peuvent renaître du moindre germe, lorsqu’elles ont conservé le respect de leur langue, la mémoire des hauts faits du passé et cette dernière étincelle dévie, la foi religieuse, capable à elle seule de tout féconder.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.