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aimaient mieux donner de telles procurations que de faire des voyages coûteux et d’entrer dans des rapports difficiles avec un pouvoir soupçonneux, tyrannique, tracassier. Il est honteux en particulier de voir un évêque se faire remplacer par un homme-lige du roi dans une cause aussi intéressante pour un homme d’église. La lettre de Louis, évêque de Viviers, à l’excommunié Nogaret, porte cette adresse : Viro nobili et potenti, amicoque suo carissimo, domino Guillelmo de Nogareto, militi domini nostri Francorum regis, domino Calvisionis et Tamarleti, cancellarioque dicti domini regis. Rien ne prouve mieux la terreur qu’inspirait le sombre Nogaret que de voir cet empressement à lui déléguer un pouvoir dont l’exercice libre n’était pas sans péril.

A la conférence que le roi eut à Poitiers avec le pape vers la Pentecôte de 1308, les négociations sur l’affaire des templiers se firent par le ministère de Plaisian. Nogaret était à Poitiers ; mais Clément refusa probablement de se mettre en rapport avec lui, afin d’enlever au subtil légiste le droit de se prévaloir d’un principe admis par quelques casuistes larges, selon lequel la circonstance de s’être trouvé en rapport direct avec le pape levait toutes les excommunications.

Dans l’enquête qui eut lieu contre les templiers de novembre 1309 à juin 1311, Nogaret figura sans cesse comme chancelier du roi. Il est probable que les formulaires sur lesquels se firent les interrogatoires furent rédigés par lui. Son avoué ordinaire, Bertrand d’Aguasse, intervient aux momens difficiles et semble jouer le rôle d’âme damnée. Quand il faut imposer silence aux justes réclamations des accusés, Nogaret, rétorquant contre les religieux les maximes cruelles de l’inquisition, les prie d’observer « qu’il fallait qu’ils sussent qu’en fait d’hérésie et de foi l’on y procédait simplement et sans ministère de conseil ni d’avocat. » Y avait-il chez le petit-fils du patarin une sanglante ironie à tourner ainsi contre le pape et les hommes les plus dévoués au pape les atroces règles juridiques inventées contre les malheureux suspects d’hétérodoxie ? Cela peut être ; en tout cas, il est triste qu’un des fondateurs de la justice française, un des organisateurs de notre magistrature ait pu faire preuve d’un tel mépris de la justice et du droit des accusés.

Nous ne mettons pas en question la foi chrétienne de Nogaret, ni même, dans une certaine mesure, son zèle pour la croisade. Chez Du Bois, esprit léger, malin, souvent peu sérieux, ce zèle peut être révoqué en doute. L’esprit plus ferme de Nogaret ne permet guère de croire à tant d’arrière-pensées. Nous en avons pour garant un petit mémoire contenant un projet de croisade, dont le brouillon raturé et l’expédition originale se trouvent aux Archives, et que M. Boutaric rapporte à l’an 1310. Tandis que les plans de croisade