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ma femme avec le consentement paternel. Il faut dire que j’étais plus isolé que tout autre, comptant parmi ces retardataires qui entrent dans la vie quand personne ne les attend ni ne les souhaite. Mon père était un pauvre pasteur de village avec six cents dollars de salaire et neuf enfans. Je fus le dixième : j’arrivai comme un intrus ; mon prédécesseur immédiat avait cinq ans, les layettes étaient données à de plus pauvres que nous, le berceau avait été consigné au grenier, et les commères du voisinage félicitaient déjà maman d’avoir achevé sa besogne. — Pauvre Mme Henderson ! s’écrièrent-elles en apprenant ma naissance, encore un garçon ! Fi donc ! Je lui souhaite bien du plaisir ! — Mais ma mère me serra sur son cœur, et me bénit comme les autres. Tout ce que Dieu lui envoyait était un trésor pour elle. — Qui sait ? dit-elle gaîment à mon père, ce sera peut-être le plus brillant de tous. — Dieu le garde ! — répondit mon père en nous embrassant, ma mère et moi ; puis il retourna au sermon qu’il était en train de composer, et qui conciliait les décrets de la Providence avec le libre arbitre. Bien que ma venue dans le monde l’eût interrompu, ce sermon obtint beaucoup de succès, et aucun de ceux qui l’entendirent n’eut désormais l’ombre d’un doute sur le sujet qu’il traitait.

Un premier enfant est le poème de la famille, sa venue est comme le renouvellement de cette grande scène de la nativité où l’on s’agenouille devant le jeune étranger avec des présens d’or, d’encens et de myrrhe ; mais le dixième enfant d’une pauvre famille est de la prose, et n’obtient que tout juste le nécessaire ; il n’y a pas de superflu, pas de luxe, pas d’idéal autour du dixième berceau. En grandissant, je me trouvais bien seul dans l’intérieur où les frères et les sœurs aînés avaient débuté avant moi sur la scène de ce monde, et étaient trop occupés de leurs propres intérêts pour se soucier des miens. Tout alla bien tant que je ne fus qu’un baby. Mes sœurs bouclaient mes cheveux d’or, me faisaient des robes comme à une poupée, m’emportaient pour me montrer aux voisins ; mais quand je commençai à devenir un garçon, que mes cheveux furent tondus et mes jambes introduites dans les vieux pantalons recoupés de mes aînés, j’eus à me promener tout seul. Mes frères étaient au collège, l’une de mes sœurs mariée ; les deux autres, de jolies personnes, entourées d’une cour nombreuse qui absorbait la meilleure partie de leur temps et de leurs pensées ; celle dont l’âge se rapprochait le plus du mien me regardait encore comme un avorton indigne de sa société ; j’étais toujours de trop, ses amies me taquinaient jusqu’à ce qu’elles eussent réussi à me faire dire : — Je ne veux pas jouer avec vous ! — et elles s’écriaient alors : — Personne n’a besoin de toi ! — avec un ensemble parfait.

Vient-il du monde, le pauvre Harry mange après les autres, à la