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mais il est fâcheux pour moi que, ne me souciant pas de cela, je ne puisse avoir autre chose. Le monde est arrangé pour les forts ; il devrait l’être pour les faibles. Je ne me propose rien de blâmable, loin de là : seulement on n’aura pas à flatter en moi une gracieuse ignorance féminine ; je désire m’instruire comme l’un de vous, et quand je saurai… eh bien ! j’ai de grandes aptitudes pour la médecine, j’aime soigner les malades, et je me rendrai certainement utile à mes semblables, si l’on me laisse courir les mêmes chances qu’un homme.

Tel est le résumé des aspirations de Caroline ; elle subit cependant sans se plaindre les devoirs terre à terre qui lui sont imposés, douce et sereine en apparence, dévorée au fond de l’âme d’ambitions viriles qui ne trouvent point d’issue. Harry, qu’elle étonne et qu’elle intéresse, comprend alors le sens profond des paroles de saint Paul, parlant du célibat comme d’un état plus haut, que le mariage pour quelques hommes et quelques femmes, bien que ces idées-là nous ramènent aux « vieilles absurdités monastiques, » comme le fait observer l’oncle Jacob. Ces absurdités, Mme Beecher Stowe est tout près de les défendre. « Les hautes cimes sont toujours dangereuses ; comme le Seigneur nonobstant a créé les montagnes et les précipices, autant les explorer, puisqu’elles existent, dût-on se rompre le cou. » Harry prend le parti, à la fois prudent et généreux, d’épargner à Caroline des hommages dont elle ne se soucie pas, et de lui tendre la main d’un compagnon dévoué pour atteindre à l’indépendance, que ses talens exceptionnels et son honnête énergie lui assureront tôt ou tard.


III

L’auteur ne suit pas Harry Henderson dans son tour d’Europe. Un an après, nous retrouvons le jeune homme à New-York, la ville du monde où il est le plus difficile de rencontrer l’enthousiasme, l’exaltation, l’idéal sous aucune forme. Londres avec ses brouillards pesans, sa morgue aristocratique, nous frappe de stupeur et nous glace l’âme ; il y a certainement de l’égoïsme à Paris comme ailleurs, mais il est caché sous tant de grâce qu’il semble que les habitans de cette ville souriante n’aient rien à faire qu’à se rendre agréables. New-York fait sur le nouveau-venu une impression toute différente ; c’est une brûlante fournaise où la moindre fleur qui cherche à naître doit se flétrir en un instant, où l’oiseau qui essaie de chanter doit tomber tout à coup foudroyé par l’asphyxie. Ce qu’on a de mieux à faire en y entrant, c’est de cacher au plus profond de son cœur tout ce qu’on a en soi de tendre et de délicat ; la vie est une lutte âpre, violente, sans trêve ; la rivalité entre les grands