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auraient lieu de craindre, sur cette question spéciale, mais de laquelle dépend l’avenir de la société moderne, la reconstitution de la France comme grande puissance ? C’est pourtant là que nous en sommes, et qu’on veuille bien ne pas attribuer au parti-pris confessionnel cette méfiance de l’opinion libérale étrangère. Dans sa campagne anticléricale, M. de Bismarck a pour adversaires le piétisme protestant aussi bien que l’ultramontanisme catholique. En homme habile et qui s’entend à s’emparer des causes riches d’avenir, il a parfaitement vu qu’il y avait une place à prendre, aux applaudissements d’une foule d’hommes instruits en tout pays, à la tête de la société moderne contre ceux qui la maudissent et voudraient la détruire. Comme cette évolution nouvelle était conforme à son rôle d’organisateur de l’unité allemande, comme l’indifférence ou la timidité des autres hommes d’état lui faisait sur ce terrain la partie magnifique, il s’est hâté d’en profiter. Pas plus en Hollande qu’en Angleterre ou en Italie, cette direction imprimée à la politique allemande n’a pu faire de tort à l’Allemagne. Plus d’un parmi ceux qui exècrent les moyens mis en œuvre pour fonder la puissance nouvelle en est à se dire que du moins de ce côté elle tire l’Europe moderne d’un véritable souci.

Enfin l’on peut se demander à quoi il faut attribuer cette complaisance infinie pour l’Allemagne et tout ce qu’elle fait, si marquée chez quelques écrivains hollandais. Est-ce un effet de la communauté de sang germanique ? Il faut en tenir compte ; mais il doit y avoir une autre cause, car le sentiment exalté de cette communauté exclurait l’attachement à l’indépendance nationale, et, encore une fois, cet attachement est général. La cause immédiate et principale se révèle dans le fait que cet engouement germanique se rencontre presque uniquement chez des professeurs ou des publicistes érudits. C’est jusqu’à un certain point une tendance universitaire. Il faut y voir une conséquence de la supériorité scientifique de l’Allemagne moderne. C’est chez elle que les savans hollandais sont habitués depuis longtemps à renouveler leurs méthodes et à suivre le grand mouvement de la pensée du siècle. La philosophie, la critique religieuse, l’histoire érudite, les sciences naturelles s’approvisionnent presque exclusivement en Allemagne. C’est la faute de la France, qui s’est laissé ravir insensiblement un sceptre qu’elle avait longtemps si glorieusement porté. Ce commerce continuel avec l’esprit allemand ne pouvait manquer à la longue de façonner plus d’un esprit à l’allemande[1]. Chez nous, la familiarité avec la science d’outre-Rhin ne présente ordinairement que des avantages.

  1. Croirait-on, par exemple, qu’au beau milieu de la guerre un professeur hollandais s’avisa d’appliquer à nos malheurs la théorie darwiniste sur l’élimination fatale des races inférieures par les supérieures !