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suivans avec ses bonnes et ses mauvaises parties. Il a été ce qu’on appelle en France un grand ministre ; on se sent avec lui dans le pays de Suger, de Richelieu, et aussi, il faut le dire, des doctrinaires de la révolution. Il créa la magistrature, inaugura la noblesse de robe, souvent préférée par les rois à celle d’épée. Ces milites regis, ces plébéiens anoblis devinrent les agens de toutes les grandes affaires, il ne resta debout à côté d’eux et au-dessus d’eux que les princes du sang royal ; la noblesse proprement dite, celle qui ailleurs a fondé les gouvernemens parlementaires, fut exclue des rôles politiques.

Nogaret mérite surtout de compter entre les fondateurs de l’unité française, de ceux qui firent sortir nettement la royauté de la voie du moyen âge pour l’engager dans un ordre d’idées emprunté en partie au droit romain et en partie au génie propre de notre nation. Jamais on ne rompit plus complètement avec le passé ; jamais on n’innova avec plus d’audace et d’originalité. Qu’on est loin de saint Louis, et que le temps avait marché vite pour que ce machiavélisme cruel, injuste, ait pu se produire quand Joinville vivait encore, à l’heure même où il écrivait le livre délicieux qui rappelait, au milieu de cet enfer, le paradis d’un autre âge d’or ! Que l’on comprend bien l’horreur de ce digne homme pour ce qui devait lui paraître la fin de toute fidélité, de toute loyauté, et qu’il est naturel que vers les derniers temps de Nogaret et de Philippe le bon sénéchal se soit mis en pleine révolte contre un système de gouvernement qui devait lui paraître un tissu d’iniquités !

Il est fâcheux en effet que ce triomphe de la raison d’état se soit produit avec un si grand débordement d’arbitraire. Les légistes en furent l’instrument, instrument énergique et merveilleusement efficace ; mais ce n’est jamais impunément que l’on joue avec la justice, que l’on fait de la magistrature un instrument de vengeance et de fiscalité. On coupe ainsi la base même de toute moralité, inconvénient plus grave que les avantages qu’on obtient par ces iniquités appuyées de motifs politiques. Cette tache d’origine pesa longtemps sur la magistrature française. Son premier acte avait été de fonder la toute-puissance du roi, d’abaisser le pouvoir ecclésiastique, per fas et nefas ; son dernier acte fut la révolution, c’est-à-dire la rupture complète avec les anciens droits, la prétention de fonder une nation sur un code, la destruction violente de tout ce qui résiste à l’intérêt superficiel du présent au nom d’un passé.


ERNEST RENAN.