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Moi du moins, je sentais l’appétit renaître, et, m’accrochant à ce petit trapèze de bois qui dans les lits d’hôpital aide les malades à se soulever, je me dressais sur mon séant. Un jour, il me pria de chanter. Chanter ! je ne l’aurais pu ; je lui récitai tout bas quelques-uns des airs que nous aimions tant et que nous disions ensemble naguère : le Lac de Lamartine, des poésies d’Alfred de Musset ; puis je me mis à parler du passé. Emporté au flot de mes souvenirs, je lui rappelai le collège de Sainte-Barbe, où nous avions été élèves tous deux. De là j’arrivai au temps de notre jeunesse, à ces premiers jours de liberté si gaîment dépensés. Mille détails me révélaient à l’esprit, je revivais par la pensée, et, tout entier à mon plaisir égoïste, je ne tarissais pas. Quant à Paul V…, il ne disait rien ; le front plongé dans ses mains, les yeux voilés de larmes, il souriait mélancoliquement à ces images d’un passé qu’il m’était doux d’évoquer, mais qui l’attristait, lui, parce qu’il allait mourir.

Dès l’aube, j’étais réveillé par la voix des corneilles qui venaient s’abattre en croassant sur les arbres dépouillés de l’avenue. Je les voyais tournoyer longuement par bandes sinistres avant de se poser, et leurs grandes ailes noires, lourdement secouées, rasaient les vitres de la fenêtre. À la même heure, dans les cours de la caserne voisine, de leur timbre clair et sonore, les clairons des hussards chantaient la diane, coupée parfois par le hennissement lointain d’un cheval. Un ballon monté était tombé à Rouen, apportant des délégués du gouvernement de Paris. L’enthousiasme était au comble dans toute la ville, la foule se pressait aux abords de la gare, et nous pouvions entendre de loin les acclamations et les vivats. Tout cela nous mêlait en quelque sorte aux faits de la guerre, et jusque dans notre infortune nous trouvions une singulière douceur à faire des vœux pour la France. Le 26 novembre, je reçus une lettre. Cette lettre portait le large cachet à croix rouge des ambulances ; elle était de R…, un autre de nos camarades parti de Paris avec nous. Dès la première affaire où il assistait, à Saint-Laurent-des-Bois, il avait reçu une balle dans la cuisse ; toutefois la blessure n’était pas dangereuse, et il espérait bien avant peu retourner à l’ennemi. Le 20e chasseurs s’était du reste bravement conduit, et avait été mis à l’ordre du jour. M…, George E…, deux des nôtres, allaient monter en grade ; lui-même en terminant saluait d’avance le jour où, de nouveau réunis, nous pourrions tous les cinq nous conter nos souffrances et nous serrer la main.

Ce souhait, hélas ! ne devait pas se réaliser. J’avais fait passer à Paul V… la lettre de notre ami ; je remarquai qu’au lieu de lire il murmurait à part lui des phrases incohérentes. L’avant-veille déjà, une hémorrhagie s’était déclarée, qu’on n’avait pu arrêter qu’à